La nuit était tombée
d'un coup, sans qu'aucun d'eux ne s'en rende vraiment compte. Ils
remontaient des ruelles sombres, cherchant à rejoindre leur maison,
- un manoir connu de la ville entière pour son charisme
architecturale et ses habitants-, située près d'une des portes
principale, aux logements de l'enceinte encerclant la ville. Elyo
était en tête, et relevait parfois son visage, écoutant
distraitement les pas de Willan derrière lui, tandis qu'il regardait
les étoiles. Il ne savait rien de son père. Il ne connaissait pas
les réelles recherches scientifiques de Karly Spirtyan, ne savait
pas en quoi correspondaient toutes ces données qui recouvraient des
pages et des pages de cahiers entassés dans une étagère du salon.
Il ne savait pas ce qui poussait son père à passer de longues
heures dans son bureau, dédaignant le repas et ses deux fils.
Parfois, Elyo le voyait sortir de cette pièce, habillé d'une longue
blouse blanche, des lunettes rondes sur son nez. Il s'arrêtait
devant la cheminée et médisait devant les flammes, ses longs
cheveux noirs attachés en une natte lâche et désordonnée.
Parfois, des hommes entraient dans la maison, et sans un mot,
accompagnaient Karly jusqu'au bureau. Mais lorsque la porte se
refermait, les secrets naissaient dans l'esprit des jumeaux. Qui
étaient-ces hommes. Qui était véritablement Karly Spirtyan?
Pensif, Elyo revint
soudainement sur terre quand il heurta quelqu'un. Le quelqu'un en
question se retourna lentement, et se révéla être un adolescent
assez connu dans toute la ville pour être un voyou de première
classe. Un bandana sur la tête, à la manière d'un pirate, il
arborait un rictus qui se voulait moqueur, dévoilant une de ses
dents cassées. Autour de lui, dans la ruelle, son gang était
déployé, comme des chiens de chasses. En quelques secondes, toutes
les attentions se figèrent sur les petits garçons qui ressentirent
une légère panique, quand un des adolescents cacha dans l'ombre un
sac apparemment rempli d'argent. Elyo méprisait ces types; il
s'agissait de voleurs, de filous, qui détroussaient les touristes de
la ville, et raflaient parfois quelques petits commerçants du port.
Leur chef dévisagea les Spirtyan, en braquant vers eux une matraque
de bois.
- Eyh, les morveux, vous allez déga... Attendez... Eyh, les autres, ce ne serait pas les petits Spirtyan?
- Mais si! S'exclama un garçon blond, en sortant de l'ombre. C'est les jumeaux maudits!
- Aaaah, oui! Le samedi ils deviennent complètement tarés, c'est ça? On est quel jour?
- Yes! Heu, Lundi, je crois, nan?
Des rumeurs bourdonnantes
confirmèrent les dires du blond qui, dépassant le chef, vint se
planter juste devant eux. Elyo et Willan sentirent se poser sur eux
un regard coupant, qui les analysait de pied en cap. Ils frémirent,
l'air tempétueux.
- Oulala, les petits farouches. Ils n'ont pas l'air pas bien méchant. Ronronna le chef, en se plaçant face à Elyo, caressant du bout des doigts les mèches brunes du petit garçon. Regardez moi ça, de vrais p'tits diables.
- Genre! On dirait des filles!
L'adolescent blond avait
aboyé cette réplique, et Elyo sentit la colère enflammer sa peau
dans un empourprement sauvage. Il se dégagea des doigts du brun, qui
lui jeta un regard mauvais. Willan vint se poster plus près d'Elyo,
frissonnant.
- Des petits pédés.
Les yeux écarquillés,
Elyo voulut protester quelque chose, mais les rires explosaient déjà
dans la ruelle, tandis que le gang se refermait un peu plus sur le
duo, leur bloquant toute échappatoire. Ils étaient, -Elyo et
Willan-, la victime de la soirée. Le chef se baissa, pliant ses
genoux, pour se mettre à la hauteur des jumeaux. Il regarda
alternativement Elyo puis Willan, un sourire tyrannique sur ses
lèvres.
- Regarde moi ça... tellement de bruit dans la ville pour deux petites tapettes en couche-culotte. Eyh, les gars, votre papa il est où, hein? Il sodomise?
Elyo n'avait pas la
moindre idée de ce que voulait dire "sodomiser", mais en
voyant le chef tourner le visage pour apprécier l'effet que cela
avait eu dans ses troupes; ses acolytes ayant plaqués leurs doigts
contre leur bouche dans des expressions à la fois choqués et
hilares, il comprit que c'était certainement vulgaire et très mal
placé. Il serra les poings, se demandant jusqu'où ce type serait
capable d'aller pour les humilier. Ce dernier orienta de nouveau son
visage vers eux.
- Et elle est où, votre maman? Elle est morte? ... Elle est morte, petits.
Un gigantesque sourire
déforma son visage de manière cruelle, et Elyo voulut hurler
quelque chose, quand l'épaule de Willan le bouscula. De toutes ses
forces, ce dernier frappa l'adolescent au visage, dans un uppercut
fulgurant. Laissant libre cours à sa colère, Willan se jeta sur le
chef pour lui démonter les dents les unes après les autres.
Réactif, Elyo agit à son tour, et pivotant, jeta son pied entre les
deux jambes de l’adolescent. Le reste du gang, ébahi, ne chercha
pas une seconde à venir en aide au brun qui se roulait au sol,
tandis que le blond essayait de l'aider à se relever. Elyo sautilla
vers lui comme un moineau, montrant les dents dans un feulement
menaçant. Dupe, le blond s'enfuit en courant, disparaissant au coin
d'un mur. Bientôt, il n'y eut plus qu'eux trois dans la ruelle.
Willan pépiait, furibond.
- Je t'interdis de parler de nous, de ma famille, comme ça! Espèce de lâche!
Il agrémenta ses dires
d'un nouveau coup dans l'entrejambe du type, qui couina.
Désormais âgé de neuf
ans, les jumeaux avaient, grâce à leur victoire sur le gang, une
petite réputation de dur-à-cuir qui semblait être remonté
jusqu'aux oreilles de Karly, car ce dernier leur avaient accordés
quelques libertés de sorties de plus. C'était un midi; la journée
était ensoleillée, et Elyo descendait les marches d'un escalier
tourbillonnant. Ses doigts glissaient contre le grès, ce dernier
salé par le climat portuaire. En levant les yeux, Elyo pouvait voir
les voiliers rentrer au port, amarrant. Le soleil était haut dans le
ciel, et s'il avait levé son regard vers ce dernier, il n'aurait
jamais vu le nuage noir de fumée s'élever vers le ciel, à quatre
vingt degrés, sur sa droite. Surpris, le garçon s'agrippa à la
rambarde, pour mieux voir. Il entendait, sur les terrasses d'à côté
les stupeurs s'élever à leurs tours. Des gens en bas se mirent à
courir. Il comprit que la Bibliothèque était en train de brûler.
Horrifié à l'idée que tous les livres partent en fumée, le garçon
dévala l'escalier le plus rapidement possible, s'écorchant les
doigts dans une chute bénigne. Il franchit en courant la distance
qui le séparait de la bibliothèque, se mêlant à la foule de
personne qui se dirigeait vers le lieu de l’attroupement. Interdit,
il s'arrêta, comme tous les autres, devant le brasier. La fumée
s'était dupliquée dans un amas noir et bouillonnant, tandis que des
agents ordonnaient aux gens de reculer. Les crépitements de tout ce
qui était en train de brûler à l'intérieur était perceptible
pour une oreille fine, et les flammes dévoraient tout le côté est
de la Bibliothèque. Des jets d'eau furent projetés sur le bâtiment,
mais un vent nord-est, complice du carnage, vint attiser violemment
les flammes, dans un souffle lugubre. Des gens se mirent à crier,
autant de peur que de désespoir. Si on ne parvenait pas à éteindre
le feu, c'était la ville entière qui était menacée. Un homme
bouscula Elyo, ce dernier figé. Il fixait le gigantesque lieu de
savoir, presque un lieu de culte pour lui qui adorait lire. Tous ces
livres, toutes ces pages, toutes ces lignes, tous ces mots en train
de partir en fumée. Son visage se convulsa dans une expression de
souffrance.
Une voix s'éleva dans sa
tête.
Une voix aux intonations
ondulantes, comme le ronronnement d'un chat; des intonations
agréables à l'écoute, qui de manière étrangement informulée,
comme si on plaçait ses pensées de manière compréhensible, lui
ordonna d'avancer. Lui ordonna de dépasser la sécurité de ces
hommes, et de se rendre dans la Bibliothèque, pour aller sauver
quelqu'un. Un quelqu'un qui était bloqué sous son bureau, et que
tout le monde avait oublié.
Sans réfléchir, Elyo
franchit en courant la barrière humaine qu'étaient les agents. Trop
petit, trop vif; ils ne le virent que trop tard. Courant le plus vite
possible, fonçant vers le bâtiment en feu, Elyo échappa aux mains
protectrices. Il escalada les marches du seuil, et pénétra dans le
brasier.
Le changement de
température était nettement remarquable. Toussant un nuage de
fumée, le métis regarda autour de lui, cherchant un bureau,
guettant le moindre signe de vie. Ses yeux accrochèrent l'énorme
bureau de fer. Renversé par une poutre en train de brûler, ce
dernier s'était effondré sur le corps longiligne de la Zyphanelle.
Cette dernière, à demie-consciente, regardait le plafond sans
aucune expression. Elyo se pencha en deux, se mettant à courir vers
le bureau. La créature tourna vers lui des pupilles, qui dès qu’il
le dévisagea, s'allumèrent d'une supplication désespérée. Elyo,
bêtement, commença par s'arc-bouter contre le bureau. Il bondit en
arrière, un cri de douleur explosant hors de sa gorge, tandis qu'il
secouait ses mains brûlées. Le fer était brûlant, c'était
évident. Cherchant du regard quelque chose pour faire un levier, il
avisa une seconde la poutre enflammée. Cette dernière menaçait de
tomber sur la Zyphanelle emprisonnée. Elyo rageait. S'agenouillant
près de la créature, sur le carrelage miroitant, il posa sa main
sur le front fiévreux de la créature. Une question décalée lui
vint à l'esprit; il n'avait jamais su si la créature était sexuée.
Les grands yeux intelligents ne le lâchaient plus, et il faillit
crier sa frustration. Il ne savait vraiment pas quoi faire, et l'air
devenait de plus en plus étouffant. Il réprima une vague de dégoût,
et plaçant son épaule la première, heurta de nouveau le bureau,
pour essayer de le faire bouger. De nouveau, la brûlure. Mais cette
fois, il accentua la pression, refusant de lâcher. Il vit, du coin
de l’œil, la créature secouer la tête, horrifiée, tandis que
son épaule semblait devenir un morceau de bacon sur le feu. Il
augmenta encore, s'arc-boutant. La douleur était maintenant
lancinante, dans son épaule et son bras, mais il sentit quelque
chose se déplacer sous lui. Le bureau bougeait! Il retint un cri de
joie, et refermant le poing, pour s'aider de sa main, voulu pousser
encore, quand une poutre du plafond lui tomba dessus.
La Zyphanelle ouvrit ses
yeux. Elle les avait fermés en apercevant la poutre s'effondrer sur
le petit humain, et elle n'avait pas osé les rouvrir avant. Aussi
intelligente soit-elle, comme toutes créatures vivantes, elle
ressentait l'angoisse et la peur avec la même intensité que
n'importe qui. Elle avait beau avoir analysé mentalement deux cent
fois la trajectoire de la chute du morceau de bois sur le garçon,
l'impact était inévitable. Il n'avait pas pu survivre; c'était
logique. Mais les minutes étaient passées, et elle avait perçu un
mouvement. Elle avait sentit quelqu'un la toucher. Alors elle avait
ouvert les yeux.
Les milliards de
centaines de millions d'informations stockés dans son incroyable
cerveau s'étaient toutes révélées inutiles quand elle avait
cherché à comprendre la nature de ce qui la tenait, elle et le
garçon. Un corps presque irréel, mais qui existait pourtant,
puisque capable de la soulever; de forme abstraite; comme une
gigantesque étoile de mer, aux bras inégaux, le visage du garçon
métis surmontait un cou filiforme et ondulant, alors que le reste du
corps était plus compact, mais tout aussi désordonné. Une étoile
de mer? Se demanda la Zyphanelle, en comprenant que l'étrange chose
traversait le feu et la fumée, en se dirigeant vers la sortie des
lieux. Interdite, la Zyphanelle regarda la chose avaler une langue de
feu menaçant le corps inerte du petit Elyo Spirtyan, qu'elle tenait
dans son autre "bras". Pourquoi la chose avait-elle le
visage de l'enfant? Et cet air si... si ailleurs, si extra-terrestre.
Angoissée, la Zyphanelle croisa le regard de la chose, et comprit
qu'en vérité; "cela" n'existait pas. Il n'y avait pas de
vie au fond de ces yeux. Était-ce de la magie?
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