lundi 4 février 2013

2. Flammes et papier.

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La nuit était tombée d'un coup, sans qu'aucun d'eux ne s'en rende vraiment compte. Ils remontaient des ruelles sombres, cherchant à rejoindre leur maison, - un manoir connu de la ville entière pour son charisme architecturale et ses habitants-, située près d'une des portes principale, aux logements de l'enceinte encerclant la ville. Elyo était en tête, et relevait parfois son visage, écoutant distraitement les pas de Willan derrière lui, tandis qu'il regardait les étoiles. Il ne savait rien de son père. Il ne connaissait pas les réelles recherches scientifiques de Karly Spirtyan, ne savait pas en quoi correspondaient toutes ces données qui recouvraient des pages et des pages de cahiers entassés dans une étagère du salon. Il ne savait pas ce qui poussait son père à passer de longues heures dans son bureau, dédaignant le repas et ses deux fils. Parfois, Elyo le voyait sortir de cette pièce, habillé d'une longue blouse blanche, des lunettes rondes sur son nez. Il s'arrêtait devant la cheminée et médisait devant les flammes, ses longs cheveux noirs attachés en une natte lâche et désordonnée. Parfois, des hommes entraient dans la maison, et sans un mot, accompagnaient Karly jusqu'au bureau. Mais lorsque la porte se refermait, les secrets naissaient dans l'esprit des jumeaux. Qui étaient-ces hommes. Qui était véritablement Karly Spirtyan?
Pensif, Elyo revint soudainement sur terre quand il heurta quelqu'un. Le quelqu'un en question se retourna lentement, et se révéla être un adolescent assez connu dans toute la ville pour être un voyou de première classe. Un bandana sur la tête, à la manière d'un pirate, il arborait un rictus qui se voulait moqueur, dévoilant une de ses dents cassées. Autour de lui, dans la ruelle, son gang était déployé, comme des chiens de chasses. En quelques secondes, toutes les attentions se figèrent sur les petits garçons qui ressentirent une légère panique, quand un des adolescents cacha dans l'ombre un sac apparemment rempli d'argent. Elyo méprisait ces types; il s'agissait de voleurs, de filous, qui détroussaient les touristes de la ville, et raflaient parfois quelques petits commerçants du port. Leur chef dévisagea les Spirtyan, en braquant vers eux une matraque de bois.
  • Eyh, les morveux, vous allez déga... Attendez... Eyh, les autres, ce ne serait pas les petits Spirtyan?
  • Mais si! S'exclama un garçon blond, en sortant de l'ombre. C'est les jumeaux maudits!
  • Aaaah, oui! Le samedi ils deviennent complètement tarés, c'est ça? On est quel jour?
  • Yes! Heu, Lundi, je crois, nan?
Des rumeurs bourdonnantes confirmèrent les dires du blond qui, dépassant le chef, vint se planter juste devant eux. Elyo et Willan sentirent se poser sur eux un regard coupant, qui les analysait de pied en cap. Ils frémirent, l'air tempétueux.
  • Oulala, les petits farouches. Ils n'ont pas l'air pas bien méchant. Ronronna le chef, en se plaçant face à Elyo, caressant du bout des doigts les mèches brunes du petit garçon. Regardez moi ça, de vrais p'tits diables.
  • Genre! On dirait des filles!
L'adolescent blond avait aboyé cette réplique, et Elyo sentit la colère enflammer sa peau dans un empourprement sauvage. Il se dégagea des doigts du brun, qui lui jeta un regard mauvais. Willan vint se poster plus près d'Elyo, frissonnant.
  • Des petits pédés.
Les yeux écarquillés, Elyo voulut protester quelque chose, mais les rires explosaient déjà dans la ruelle, tandis que le gang se refermait un peu plus sur le duo, leur bloquant toute échappatoire. Ils étaient, -Elyo et Willan-, la victime de la soirée. Le chef se baissa, pliant ses genoux, pour se mettre à la hauteur des jumeaux. Il regarda alternativement Elyo puis Willan, un sourire tyrannique sur ses lèvres.
  • Regarde moi ça... tellement de bruit dans la ville pour deux petites tapettes en couche-culotte. Eyh, les gars, votre papa il est où, hein? Il sodomise?
Elyo n'avait pas la moindre idée de ce que voulait dire "sodomiser", mais en voyant le chef tourner le visage pour apprécier l'effet que cela avait eu dans ses troupes; ses acolytes ayant plaqués leurs doigts contre leur bouche dans des expressions à la fois choqués et hilares, il comprit que c'était certainement vulgaire et très mal placé. Il serra les poings, se demandant jusqu'où ce type serait capable d'aller pour les humilier. Ce dernier orienta de nouveau son visage vers eux.
  • Et elle est où, votre maman? Elle est morte? ... Elle est morte, petits.
Un gigantesque sourire déforma son visage de manière cruelle, et Elyo voulut hurler quelque chose, quand l'épaule de Willan le bouscula. De toutes ses forces, ce dernier frappa l'adolescent au visage, dans un uppercut fulgurant. Laissant libre cours à sa colère, Willan se jeta sur le chef pour lui démonter les dents les unes après les autres. Réactif, Elyo agit à son tour, et pivotant, jeta son pied entre les deux jambes de l’adolescent. Le reste du gang, ébahi, ne chercha pas une seconde à venir en aide au brun qui se roulait au sol, tandis que le blond essayait de l'aider à se relever. Elyo sautilla vers lui comme un moineau, montrant les dents dans un feulement menaçant. Dupe, le blond s'enfuit en courant, disparaissant au coin d'un mur. Bientôt, il n'y eut plus qu'eux trois dans la ruelle. Willan pépiait, furibond.
  • Je t'interdis de parler de nous, de ma famille, comme ça! Espèce de lâche!
Il agrémenta ses dires d'un nouveau coup dans l'entrejambe du type, qui couina.


Désormais âgé de neuf ans, les jumeaux avaient, grâce à leur victoire sur le gang, une petite réputation de dur-à-cuir qui semblait être remonté jusqu'aux oreilles de Karly, car ce dernier leur avaient accordés quelques libertés de sorties de plus. C'était un midi; la journée était ensoleillée, et Elyo descendait les marches d'un escalier tourbillonnant. Ses doigts glissaient contre le grès, ce dernier salé par le climat portuaire. En levant les yeux, Elyo pouvait voir les voiliers rentrer au port, amarrant. Le soleil était haut dans le ciel, et s'il avait levé son regard vers ce dernier, il n'aurait jamais vu le nuage noir de fumée s'élever vers le ciel, à quatre vingt degrés, sur sa droite. Surpris, le garçon s'agrippa à la rambarde, pour mieux voir. Il entendait, sur les terrasses d'à côté les stupeurs s'élever à leurs tours. Des gens en bas se mirent à courir. Il comprit que la Bibliothèque était en train de brûler. Horrifié à l'idée que tous les livres partent en fumée, le garçon dévala l'escalier le plus rapidement possible, s'écorchant les doigts dans une chute bénigne. Il franchit en courant la distance qui le séparait de la bibliothèque, se mêlant à la foule de personne qui se dirigeait vers le lieu de l’attroupement. Interdit, il s'arrêta, comme tous les autres, devant le brasier. La fumée s'était dupliquée dans un amas noir et bouillonnant, tandis que des agents ordonnaient aux gens de reculer. Les crépitements de tout ce qui était en train de brûler à l'intérieur était perceptible pour une oreille fine, et les flammes dévoraient tout le côté est de la Bibliothèque. Des jets d'eau furent projetés sur le bâtiment, mais un vent nord-est, complice du carnage, vint attiser violemment les flammes, dans un souffle lugubre. Des gens se mirent à crier, autant de peur que de désespoir. Si on ne parvenait pas à éteindre le feu, c'était la ville entière qui était menacée. Un homme bouscula Elyo, ce dernier figé. Il fixait le gigantesque lieu de savoir, presque un lieu de culte pour lui qui adorait lire. Tous ces livres, toutes ces pages, toutes ces lignes, tous ces mots en train de partir en fumée. Son visage se convulsa dans une expression de souffrance.
Une voix s'éleva dans sa tête.
Une voix aux intonations ondulantes, comme le ronronnement d'un chat; des intonations agréables à l'écoute, qui de manière étrangement informulée, comme si on plaçait ses pensées de manière compréhensible, lui ordonna d'avancer. Lui ordonna de dépasser la sécurité de ces hommes, et de se rendre dans la Bibliothèque, pour aller sauver quelqu'un. Un quelqu'un qui était bloqué sous son bureau, et que tout le monde avait oublié.
Sans réfléchir, Elyo franchit en courant la barrière humaine qu'étaient les agents. Trop petit, trop vif; ils ne le virent que trop tard. Courant le plus vite possible, fonçant vers le bâtiment en feu, Elyo échappa aux mains protectrices. Il escalada les marches du seuil, et pénétra dans le brasier.
Le changement de température était nettement remarquable. Toussant un nuage de fumée, le métis regarda autour de lui, cherchant un bureau, guettant le moindre signe de vie. Ses yeux accrochèrent l'énorme bureau de fer. Renversé par une poutre en train de brûler, ce dernier s'était effondré sur le corps longiligne de la Zyphanelle. Cette dernière, à demie-consciente, regardait le plafond sans aucune expression. Elyo se pencha en deux, se mettant à courir vers le bureau. La créature tourna vers lui des pupilles, qui dès qu’il le dévisagea, s'allumèrent d'une supplication désespérée. Elyo, bêtement, commença par s'arc-bouter contre le bureau. Il bondit en arrière, un cri de douleur explosant hors de sa gorge, tandis qu'il secouait ses mains brûlées. Le fer était brûlant, c'était évident. Cherchant du regard quelque chose pour faire un levier, il avisa une seconde la poutre enflammée. Cette dernière menaçait de tomber sur la Zyphanelle emprisonnée. Elyo rageait. S'agenouillant près de la créature, sur le carrelage miroitant, il posa sa main sur le front fiévreux de la créature. Une question décalée lui vint à l'esprit; il n'avait jamais su si la créature était sexuée. Les grands yeux intelligents ne le lâchaient plus, et il faillit crier sa frustration. Il ne savait vraiment pas quoi faire, et l'air devenait de plus en plus étouffant. Il réprima une vague de dégoût, et plaçant son épaule la première, heurta de nouveau le bureau, pour essayer de le faire bouger. De nouveau, la brûlure. Mais cette fois, il accentua la pression, refusant de lâcher. Il vit, du coin de l’œil, la créature secouer la tête, horrifiée, tandis que son épaule semblait devenir un morceau de bacon sur le feu. Il augmenta encore, s'arc-boutant. La douleur était maintenant lancinante, dans son épaule et son bras, mais il sentit quelque chose se déplacer sous lui. Le bureau bougeait! Il retint un cri de joie, et refermant le poing, pour s'aider de sa main, voulu pousser encore, quand une poutre du plafond lui tomba dessus.


La Zyphanelle ouvrit ses yeux. Elle les avait fermés en apercevant la poutre s'effondrer sur le petit humain, et elle n'avait pas osé les rouvrir avant. Aussi intelligente soit-elle, comme toutes créatures vivantes, elle ressentait l'angoisse et la peur avec la même intensité que n'importe qui. Elle avait beau avoir analysé mentalement deux cent fois la trajectoire de la chute du morceau de bois sur le garçon, l'impact était inévitable. Il n'avait pas pu survivre; c'était logique. Mais les minutes étaient passées, et elle avait perçu un mouvement. Elle avait sentit quelqu'un la toucher. Alors elle avait ouvert les yeux.
Les milliards de centaines de millions d'informations stockés dans son incroyable cerveau s'étaient toutes révélées inutiles quand elle avait cherché à comprendre la nature de ce qui la tenait, elle et le garçon. Un corps presque irréel, mais qui existait pourtant, puisque capable de la soulever; de forme abstraite; comme une gigantesque étoile de mer, aux bras inégaux, le visage du garçon métis surmontait un cou filiforme et ondulant, alors que le reste du corps était plus compact, mais tout aussi désordonné. Une étoile de mer? Se demanda la Zyphanelle, en comprenant que l'étrange chose traversait le feu et la fumée, en se dirigeant vers la sortie des lieux. Interdite, la Zyphanelle regarda la chose avaler une langue de feu menaçant le corps inerte du petit Elyo Spirtyan, qu'elle tenait dans son autre "bras". Pourquoi la chose avait-elle le visage de l'enfant? Et cet air si... si ailleurs, si extra-terrestre. Angoissée, la Zyphanelle croisa le regard de la chose, et comprit qu'en vérité; "cela" n'existait pas. Il n'y avait pas de vie au fond de ces yeux. Était-ce de la magie?

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