Six mois avant.
Dimanche.
Willan regarda le soleil
éclairer lentement la pièce. Il ne tourna pas la tête. Il savait
qu'Elyo était réveillé. Il ferma de nouveau les yeux. La lumière
inondait la pièce et l'âme de Willan. Il sentait, au fond de sa
chair, que quelque chose se passerait aujourd'hui. Il leva les bras,
et étudia un petit moment toutes les parties anatomiques de son
membre. Il observa le fonctionnement du coude, l'articulation
impressionnante qu'était le poignet, les veines qui apparaissaient
quand on tendait les doigts de telles ou telles façons, les
différents bourrelets de la peau , les jointures charnelles tendues
entre les doigts, la taille des phalanges, les tailles et autres des
lignes de la main , la superficie de la paume, les muscles souvent
ignorés des doigts, les lignes de pliures sur le poignet... Willan
se réveillait parfaitement quand il comprit qu'il n'arriverait
jamais à compter toutes les striures dans sa paume.
Il poussa un profond
soupir et rejeta ses couvertures, se leva, il leva alors les yeux
vers Elyo qui s'était fixé dans la même position. Un rire
silencieux naquit sur leurs lèvres.
(...)
Vers midi, Willan eut un
pressentiment. Il en fit part à Elyo.
- Je propose qu'on aille en forêt... ça te dis?
Ils sortirent de la
ville, et prenant le chemin de la montagne, ou il fallait aller au
nord, ils se retrouvèrent devant la porte principale. Elyo eut alors
une idée. Il insista sur le fait qu'il fallait s’entraîner sans
relâche. C'est pourquoi, au lieu de passer tranquillement par la
porte, Willan et Elyo posèrent leurs pieds sur la façade
rocailleuse de la gigantesque muraille qui entourait la ville. Elyo
commença. Willan, étudia un instant les différentes prises qui se
trouvaient autour de lui. Il prit son courage à deux mains, et
attrapa de la main droite un rocher qui dépassait. Puis, il se
souleva de quelques centimètres et posa son pied gauche sur un autre
rocher. Puis sa main gauche et son pied droit. Et ainsi de suite. La
montée fut difficile, et périlleuse, et plusieurs fois, Willan se
colla contre la paroi quand un caillou glissait sous son pied ou
entre ses doigts. Plusieurs fois, il faillit lâcher tant son bras
était raide. Plusieurs fois, aussi, il cria de peur quand il voyait
Elyo glisser mais se rattraper. Puis au bout d'un petit moment, le
simple '' entraînement '' devint obstacle. Puis, Elyo en fit un
pari.
- J'arriverai … avant … toi! Souffla-t-il, épuisé.
Ils n'en étaient encore
qu'au premier tiers.
Les muscles se tendaient,
les doigts crochetaient et agrippaient le roc, les genoux frottaient
contre la pierre, la poussière se mêla a l'air, le soleil tapait,
des gouttes de transpiration coulaient sur le front des deux garçons.
Puis, au bout de deux heures, Willan se hissa sur le rebord
irrégulier de l'épais mur de pierre, et qu'elle ne fut pas sa
surprise de voir Elyo, quelques mètres en dessous, le féliciter.
- Très... très... fort! Je -reuh reuh- vais... y … arriver! Al-lez!
Au bout de deux minutes
d'acharnement, Elyo s'affala sur le haut de la muraille. Willan
s'approcha du précipice quand son estomac se noua.
- Euh.... Elyo?
- Mmmh?
- Tu es bien accroché?
- Mmmh?
- Il reste la désescalade à faire...
…
- Quoiiiiii!? Hurla Elyo, terrassé.
(...)
Environ cinq heures plus
tard, dans la forêt, à quatre kilomètre de Faier-Hayrdhann, Willan
allumait le bivouac. Elyo, était dans une petite rivière. L'eau lui
arrivait a la taille. Il s'assit dans l'eau, mais vit que son nez
était sous l'eau, alors, il posa les mains contre le sol sableux, et
poussa sur ses bras, se retrouva soulevé de dix centimètre sous
l'eau, assis dans la rivière. Il vit des poissons passer a coté de
ses orteils, et aussitôt, il demanda:
- Will? Tu veux du poisson? Je peux essayer de t'en attraper, si tu veux.
- Non merci! J'ai tout ce qui nous faut, pour le repas.
Elyo inspira et plongea
la tête sous l'eau. La fraîcheur le fit frissonner, puis, nageant
au ras du sol sablonneux, il découvrit un étrange milieu naturel.
De minuscules poissons, des Curanis, petits animaux, couleur terre
sableuse, étaient curieusement amphibiens, dotés de nageoires
caudales leur permettant d'avancer à la surface terrestre. Elyo les
imita un instant, rampant, puis nageant, puis remonta a la surface
pour respirer.
Il vit aussitôt ce que
Willan ne pouvait voir. Un sublime fauve, à la robe chatoyante et
soyeuse, accroupie, a trois mètre, en position d'attaque, sur une
branche, balançant nerveusement la queue, observait le garçon qui
lui tournait le dos. Elyo se précipita, en hurlant, hors de l'eau:
« Willan! »
Il vit, au ralentit, le
regard du fauve croiser le sien, puis, l'énorme entité de muscles
et de puissance bondit, sans toucher le sol, vers Willan. Les griffes
jaillirent en un éclair, et fusèrent vers Willan qui n'eut pas le
temps d'esquisser un geste. Mais, au contraire, un cri suraigu sortit
de sa gorge.
Elyo courut vers le feu,
et comprit, en voyant que l'énorme fauve s'était immobilisé, que
quelque chose venait de se passer. Il trébucha sur le sol, et le
visage dans la poussière, se retrouva en face des deux adversaires.
Il leva lentement la tête, des larmes de peur lui emplissant les
yeux, mais la surprise lui effaça toute angoisse : Willan,
stupéfait, le bras levé en signe de protection instinctive,
regardait les yeux ambrés du fauves. Définitivement et à jamais
aveugles. Mort. Les rayons du soleil éclairèrent une dernière fois
les doux poils dorés et bruns du fauve, puis, disparurent dans les
feuillages. Et le fauve, fléchissant les genoux, tomba avec grâce
sur les flancs. Elyo s'approcha doucement de son frère et le prit
tendrement dans ses bras, transmettant involontairement toute la peur
qu'il avait ressentit. Il ressentit contre sa poitrine les hoquets
des sanglots de Willan, puis, les larmes coulèrent contre ses bras,
et il ne put rien faire d'autre que le bercer tendrement, son frère
sanglotant de peur dans ses bras. Puis, Willan se dégagea doucement,
et s'approcha lentement du cadavre. Délicatement, Elyo caressa le
pelage merveilleux du fauve.
« Qu'est ce que
c'est? Murmura-t-il.
- Un fauve des plus puissants, le plus incroyable de toute la faune animale... Un Kalionss. »
Elyo ferma les yeux, et
pria un instant le Père Créateur de recevoir l'âme de ce Kalionss.
Il crut sentir au même instant un doux frémissement du pelage sous
ses doigts. Il rouvrit les yeux.
- Qu’as tu fait ? Murmura Elyo. Comment, comment tu as fait pour terrasser le fauve le plus meurtrier qu'il existe en ce monde?
Willan déglutit.
- Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je ne sais pas.
Il répéta obstinément
cette phrase, ses sourcils s'arquant sous le sentiment qui le
dominait. Elyo inspira, refoulant la peur qui commençait à le
quitter, laissant place à un doute terrible.
- Willan... Tu vois... notre maître n'y arrivait pas, mais nous on peut les activer... quand on est en danger de mort?
Un éclair envahit
l'esprit d'Elyo. La chaleur, les poutres, le feu, les cendres. Le
reflet.
Il s'assit a coté de son
frère. Celui, tremblant, ne releva même pas les yeux sur lui.
- Qu'as tu senti, Willan? Comment as tu fait?
Willan, les doigts
enfoncés dans la terre, murmura:
- J'ai ...rien fait. C'était inconsciemment. J'ai senti ta peur et … et...
Il ne put terminer sa
phrase. Elyo l'encouragea. Alors, Willan leva ses yeux verts et ceux
-ci foudroyèrent Elyo:
- Et j'ai sentit une immense vague de chaleur partout autour de moi. Seul mon corps était froid. J'ai ressenti ton corps. Ta chaleur. Et j'ai sentit le fauve bondir. J'ai voulu le stopper... Je croyais que c'était sur toi qu'il bondissait. Et j'ai senti les flammes froides de ses griffes me … et il est mort. »Termina Willan.
Elyo, horrifié par la
découverte, regarda son frère avec un regard effrayé. Willan capta
ce regard, et ses larmes devinrent des larmes de rage.
« Je n'ai pas fait
exprès! Elyo! Mais...je n'ai … je n'ai … je n'y arrive pas ! Je
ne sais pas !»
Elyo inspira, puis sourit
misérablement.
- Je sais, Will. Je sais...
Ils restèrent un moment
près du cadavre du Kalionss.
Puis, Elyo murmura:
- Nous avons ces dons, Willan. Nous les avons eus, dans la salle et ils ne sont jamais remontés. Ils étaient enfouis en nous, sans jamais se réveillés, quand la mort ne nous faisait pas face. Mais quand elle était là, pour prendre les autres, nous n'avons rien fait. Et ne t’inquiète pas. Tu ne t’écartes pas de notre voie, en ayant fait cela. Seulement, tu la dévie un peu. N’oublie pas que Karly pense que nous sommes sous ses ordres.
Willan entendit les
paroles graves. Comment sa vie avait basculé simplement parce
qu’Elyo avait posé une question.
- Nous avons fait la promesse de ne plus jamais y retourner. Mais... tu t'en rappelle n'est ce pas? Le signe de sang... La promesse. L'Heimer...
Willan frissonna. Devant
se yeux, se matérialisèrent un amas de corps, sur le sol, tous
fumants. Et au plafond, au dessus d'eux, à la manière d'un serpent
qui observe son festin facilement fourni, le gigantesque tuyau.
- Elyo! La ferme!
Willan rugissait de rage,
face au désarroi qu'il ressentait.
- Il ne nous reste que quelques mois, a peine ! Et on ne sait pas maîtriser ces foutus dons! Il va nous … il va nous....
Sa voix se brisa. Les
doigts enfoncés dans la terre, il aurait voulu la déchirer en deux.
Il sentit des larmes de colère lui monter aux yeux. Il les refoula,
et leva des yeux rageurs vers son frère.
- Il y a tant de questions sans réponse.
Willan serra les poings.
- Il … était stupide ! Il nous laisse trois ans, et on ne sait pas de quoi il veut parler ! Toutes recherches, nos heures à la bibliothèque … ça ne servait à rien...
- Nous ne savions pas quoi rechercher.
Elyo regarda le sol. Les
minuscules grains de poussières glissèrent en cascade entre ses
doigts métis.
- Nous ne savions pas...
- Laisse tomber. Calme-toi.
Elyo se leva et jeta un
regard vers le nord.
- Nous sommes a une heure de marche de la ville, n'est ce pas?
- En vol d'oiseau, cela mettrait un quart d'heure.
- Nous sommes si près de la ville?
- Le chemin pour accéder à cet endroit est difficilement praticable. Il faut être dynamique pour parvenir ici.
- Dans ce cas... j'estime que nous avons suffisamment travaillé, aujourd'hui.
- Elyo, cela ne te ressemble pas.
Elyo prit un regard
amusé.
- Franchement, j'ai faim, et je,... Willan !
Celui-ci, les yeux vides,
s'affaissa sur le sol.
- Voulais pas te dire que j'avais mal...
Elyo, horrifié, vit ses
paupières se refermer. Il attrapa son frère pour le secouer, et
comme s'il s'était brûlé, retira sa main. Elle était couverte de
sang épais et noir. Les battements de son cœur s'accélérèrent,
et il voulut mettre Willan sur le ventre, quand il comprit que le
sang l'obsédait. Le sang; il fixa son regard sur les gouttes
écarlates qui glissaient le long de ses doigts. L'odeur âcre lui
rentrer dans les narines. Le sang. Son souffle devint haletant, son
pouls s'accéléra encore, ses pupilles dilatées vrillaient sur le
sang. Il sentit sa tête tourner. Ses doigts s'approchèrent de son
visage, et....
Noir.
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