Le lendemain, allongé
entre ses draps, à attendre que le réveil sonne, Elyo repassait en
boucle les événements de la veille. Comment il était tombé dans
ce trou profond, comment il s'était écrasé au sol sans mourir,
comment il s'était retrouvé nez-à-nez avec le chien tricéphale
endormi, et comment en fuyant, il s'était fait happer par un énorme
serpent fondant sur lui. Dans la gorge étouffante, il avait cherché
à lutter, mais un gaz anesthésiant lui avait fait vaincre toute
capacité de pugnacité, et comment il s'était réveillé près de
Willan qui lui avait expliqué son bref séjour sous-terre. Il savait
maintenant que Thomas Teufel existait bien, et n'était pas qu'un nom
prononcé dans une demi-torpeur. Mais le doute persistait, appuyant
comme un index sur son esprit fatigué; est-ce que tout avait été
réel?
Une vive brûlure, comme
une piqûre de moustique, l'interrompit dans ses réflexions. Il
porta ses doigts à son sternum, et écartant lentement le col de son
haut de nuit, regarda sa poitrine. Tout soupçon s'effaça, quant à
un possible rêve, car sur son sternum s'étalait un tatouage de
serpent. Dessiné de manière tribale, le reptile abordait un corps
long et ondoyant. Dans un sursaut, le métis s'assit, tirant de ses
doigts sur le vêtement pour mieux observer. Le serpent imprimé sur
sa peau bougeait: clignant ses doubles paupières, son cou ondulait
sur la peau d'Elyo. Ce dernier, gêné dans sa visibilité, ôta avec
précipitation son haut, et plaquant ses doigts sur le serpent, eut
l'étrange impression de ne plus reconnaître sa peau. Au contact des
doigts, le serpent quitta la position du sternum pour glisser sur les
doigts, et remontant les phalanges, vint s'enrouler autour du
poignet. Le cœur battant à folle allure, le jeune métis caressa
doucement la peau de son articulation. Encore une fois, le serpent
changea de position. Elyo, fasciné, le fit lentement courir le long
de son corps, puis finalement, le laissa s'immobiliser autour de son
triceps. Le serpent s'y enroula, puis clignant des yeux, sembla
s'endormir. Lestement, Elyo rejeta ses draps, et bondit vers le lit
de Willan.
- Will! Will, réveille-toi, maintenant! Je veux te montrer un truc.
(...)
A table, pour le
déjeuner, Elyo et Willan dévoraient avec appétit leurs assiettes.
Anna, leur mère adoptive, française, faisait la navette entre le
plan de travail et la table. Les vacances d'été avaient débuté un
mois plus tôt, et les jumeaux avaient fêtés leurs quinze ans dans
la première semaine d'août. Adoptés à leurs cinq ans par Anna
Petrovski-Durial, jeune femme d'une trentaine d'année, ils avaient
grandis en France, sans aucuns souvenirs de leur pays natal, l'Inde.
Anna les avaient recueillis dans un orphelinat pauvre, au Ladakh. Ils
vivaient tous les trois ensembles depuis maintenant dix ans. Ils
étaient une famille heureuse et sans histoires. Les jumeaux savaient
tout de leur passé, et n'éprouvaient rien au fait qu'on les ait
abandonnés un jour dans cet orphelinat. Ils considéraient tous deux
Anna comme leur maman, et l'adoraient purement. C'était une jolie
jeune femme, brune, légèrement excentrique, de style hippie. Elle
portait toujours des rubans dans ses cheveux bruns et emmêlés, et
d'énormes lunettes vertes encadraient ses yeux noisette. Pratiquante
d'arts martiaux, et détentrice d'un doctorat en sciences de
l'éducation, elle savait se montrer particulièrement exigeante sur
les études. Willan n'avait pas de problèmes particuliers de ce côté
là, mais l'école n'était pas le fort d'Elyo, qui préférait lire
et écrire plus que calculé. Passionné par l'écriture, Elyo avait
comme projet d'écrire un livre et de se faire éditer. La vague
"Harry Potter" lui avait fait découvrir, comme de nombreux
autres jeunes la passion de la littérature, et il partageait avec
son frère l'envie d'avoir leur propre univers d'encre et de papier.
Posant les assiettes
devant Elyo, Anna interrogea son fils du regard, dévisageant son
visage d'ange métis, et ses yeux verts captivants. Elyo releva les
yeux sur elle, esquissant un sourire timide.
- Vous comptez sortir, aujourd'hui? Demanda Anna.
- On aimerait bien aller à la bibliothèque, après le repas.
- Vous n'oubliez pas de prendre vos portables, alors, répondit la jeune femme en s'asseyant à son tour pour manger.
Les jumeaux acquiescèrent
et Elyo s'attaqua à sa tranche de bacon, tandis que Willan se levait
pour aller chercher l'eau.
(...)
Assis sur les sièges en
plastiques du tram, les jumeaux ne se regardaient pas et ne parlaient
pas, captivés par leurs pensées, l'un l'autre. Le bras posé sur le
rebord d'une des fenêtres, Elyo regardait défiler le paysage, perdu
dans la contemplation de ses propres souvenirs. Il se souvenait le
jour où des garçons s'étaient moqués de lui, quand, après une
séance de foot calamiteuse, il avait été humilié par ses
homologues masculins, membres de son équipe.
- Regardez-le? Il ne ressemble même pas à un mec.
- T'es une fille!
- Haha, tu nous montre ta zigounette?
Un quart d'heure de
supplice s'en était suivi. Il avait cherché à ignorer les
quolibets vengeurs de son équipe, qui excité par leur propre
défaite lors du match, s'acharnait sur lui avec cruauté, le rendant
responsable. Des garçons avaient retournés son sac, et lorsqu'il
avait commencé à se déshabiller, on l'avait sifflé,
sournoisement.
- Oh, Elyo, montre! J'suis sûr qu'il a des nichons!
- C'est un pédé.
Le garçon, le plus
audacieux de tous, avait jeté un silence morbide dans les
vestiaires, taisant les rires et les sarcasmes. A douze ans, tous les
garçons connaissaient la différence entre la virilité et la
féminité. La cruauté s'était propagée, explosant à partir de
l'insulte.
- Pédé, pédé!
- Elyo est un pédé! Petit pédé!
En larmes, le garçon
était sorti des vestiaires, la joue griffée par une claque violente
d'un des garçons. Il avait toujours détesté son corps. Mais à
partir de ce moment là, tandis que les garçons s'amusaient à se
déchaîner sur lui durant l'école, Elyo se rebella en exhibant son
corps. Adoptant un style vestimentaire mettant en valeur la souplesse
de sa physionomie, et abordant des effets de plus en plus visibles,
loin des simples "jeans/T-shirt" de la cour de récré, il
avait fait son entrée au collège en commençant à se laisser
pousser les cheveux. Les garçons se taisaient désormais, et gênés,
n'osaient plus le regarder, tandis que les filles riaient,
déconcertées. Le malaise provoqué par l'attitude androgyne d'Elyo
avait aussi poussé Willan à imiter son frère: mais loin de
témoigner de son physique, il avait préféré souligner son style
de manière plus calme, plus personnelle; simplement avoir son style,
c'est ce qu'il voulait. Hip-hop, rap; il revêtît des baggys et des
sarouels, des sweat-shirts à manches amples, et des capuches larges.
Les jumeaux Spirtyans devinrent dans le collège une icône des
sixièmes, se faisant connaître même parmi les plus vieux.
(...)
Avant qu'on ne les adopte
en Inde, Elyo et Willan portaient respectivement les noms d'Akash et
de Chintamani. Anna les avaient fait nationaliser « Elyo »
et « Willan », afin de mieux les intégrer à la société
européenne. Entre eux, les jumeaux avaient cessés de se nommer avec
leurs noms originels à partir de sept ans, adoptant les prénoms
"Elyo Willan", dès qu'ils surent parfaitement maîtriser
la langue française, bien qu'ils connaissent parfois des
complications lorsque les autres s'acharnaient à écrire « Elio »
avec un « i » et « William » plutôt que
« Willan ». Les garçons, aujourd'hui âgés de quinze
ans, hésitaient parfois, même dans l'intimité de leur duo, à
parler à voix haute de leurs prénoms natals respectifs. Ils
n'avaient pas envie de souffrir à cause de l'abandon de leurs
parents biologiques, préférant se concentrer sur le bonheur d'avoir
leur mère.
Étudiant autour de lui,
Elyo se rendit compte que le tram avait légèrement ralenti, et
qu'ils s'approchaient de la station finale; ils se rendaient à la
médiathèque, afin de faire des recherches sur les serpents, puisque
tous les deux particulièrement intrigués par le phénomène
paranormal qu'était le tatouage mouvant de serpent, apparu depuis ce
matin sur leurs peaux. La voix électronique indiqua, au dessus de
leur tête, le nom de la station, et dans un léger sursaut, le tram
s'immobilisa. Les jumeaux se levèrent, et Elyo, avisant une seconde
ses chaussures, remarqua une fois de plus qu'il n'avait pas fait ses
lacets au dessus des chevilles. Ce détail insignifiant l'arracha de
l'amertume de ses souvenirs à propos de son adoption, et il sortit
du tram, suivant Willan qui trottait l'air de rien. Ce dernier
s'immobilisa, et une fois que le tram fut parti, traversa rapidement
la voie, avant de se retourner vers Elyo.
- Tu le sens bouger, toi?
- Autour du coude, oui, répondit Elyo d'un ton neutre.
Il ne payait pas de mine,
mais à l'idée qu'un dessin tribal puisse courir sur sa peau le
remplissait à la fois de terreur et de fascination. Le sentiment
dantesque s'était inscrit en lui en même temps que le serpent avait
été imprimé sur son derme.
(...)
Marchant dans les étroits
rayons, Willan distançait progressivement Elyo qui s'était arrêté
à partir de le rayon catholicisme. Lui avait décidé de fonder ses
suspicions à partir de tout ce qui était relatif à l'Inde. Ils
s'étaient tous les deux aventurés dans la section religion, et il
souhaitait s'intéresser aux mythologies orientales. Il laissa
glisser son regard verts sur quelques ouvrages traitant des divinités
et sacres japonais, cherchant des yeux ce qui avait le moindre
rapport avec l'hindouisme. S'arrêtant devant un livre qui portait le
titre "Ananta", il l'étudia une seconde, et le tira hors
de l'étagère, veillant à ne pas faire tomber d'autres livres. Le
retournant entre ses doigts, le jeune homme l'étudia avec une
surprise appuyée: le livre ne présentait aucune protection
plastifiée, avait un de ces aspects miteux de vieux grimoires, était
sec et rigide, et dégageait une odeur de parchemin. Sur sa première
de couverture, il ne comportait aucun titre, seulement un huit
couché. Pour être friand de lecture, et doué en culture générale,
le métis savait qu'il s'agissait du symbole de l'infini, aussi nommé
"Ouroboros", qui en grec signifiait "celui qui se mord
la queue". De son doigt, Willan suivit la trajectoire incessante
de l'entrelacs, puis s'arrêta sur la dorure fine et ciselée.
Pourquoi ce livre arborait-il un aspect aussi marginal, au milieu de
tous ces livres empaquetés et "codes-barrés"? Fronçant
le nez dans une moue septique, le métis chercha une seconde Elyo du
regard, puis ouvrit le livre. Les pages, étrangement glacées,
étaient toutes vierges. La surface poreuse crissa sous le contact de
sa paume, et d'un claquement, il referma le livre. Ce dernier
l'attirait. Il ne saurait l'expliquer, mais il sentait que s'il
reposait ce livre, il se sentirait extrêmement frustré, voire
bouleversé. Il fallait qu'il le garde, et pour cela, Willan
n'envisageait que le vol.
Elyo s’était assis à
une table, lisant rapidement les textes imprimés en caractères
ronds d'un livre qu'il avait déniché entre deux, quelques rayons
plus loin. Ce livre ne lui serait d'aucune utilité: il ne parlait
que des représentations de serpent au Moyen-âge, relatant surtout
comment cet animal symbolisait le mal et la ruse de Satan. Étouffant
un vague soupir, le jeune homme sentit soudain une main se poser sur
son épaule; il se retourna, s'attendant à voir Willan, mais il
s'agissait en fait de Sébastien, un grand dadais solitaire, peu
sociable, souvent sujet à la risée des autres. Il arborait un
sourire timide.
- Salut Elyo, minauda faiblement le garçon, comme terrifié par son audace d'avoir salué le métis.
- Oh, salut Seb'. Tu passes de bonnes vacances?
Elyo était surpris de
voir que le garçon ait osé lui adressé la parole. En étant
sincère, lui même n'avait jamais été particulièrement
sympathique avec cet adolescent grand et mince, solitaire et
incapable de s'intégrer aux autres. Il l'avait même souvent
insulté, furieux de son incapacité à travailler en équipe; alors
que lui-même, Elyo était très mal placé pour ce genre de chose.
Un sentiment de culpabilité le pris, et il baissa les yeux, tandis
que Sébastien louchait vaguement sur le livre posé devant Elyo.
- Oh, oui, j'ai passé de bonnes vacances.
- Assieds toi, t'inquiètes, marmonna Elyo, en se décalant pour laisser le garçon s'installer.
Ce dernier regarda une
seconde la chaise offerte, puis s'assit sur son rebord, en
dévisageant Elyo. Il portait sur ses genoux un sac à l'aspect
scolaire, dont Elyo étudia une seconde les coutures, avant de
relever ses yeux sur Sébastien.
- Tu voulais...?
- ...oh. Heu... en fait... je voulais savoir si tu as regardé les infos ces... enfin... aujourd'hui.
- Non..., non, je ne crois pas. Non, c'est même sûr, en fait, assura Elyo, d'un ton neutre. Pourquoi?
- Oh, bon, alors tu veux bien regarder cela, s'il te plaît?
Sébastien ouvrit son
sac, et en sortir un Ipad, -ce qui étonna Elyo, qui d'une certaine
manière, n'avait jamais pu s'empêcher d'imaginer Sébastien, en
geek, accroché à ses vieux ordinateurs à unité centrale de trois
cent kilos; le voir sortir un Ipad consistait en soit à un
bouleversement de l'image qu'il se faisait donc de son homologue-,
qu'il hésita une seconde à poser devant Elyo, mais ce dernier
écarta le bouquin sur le Moyen-âge, afin de le lui laisser le champ
libre. Le garçon efflanqué posa la tablette tactile sur la table,
et activa une vidéo qu'il avait préalablement installée en grand
écran. Aussitôt, un journaliste s'anima, et déclara d'une voix
frémissante.
« Cela s'est passé
aujourd'hui, aux environs de midi. Déjouant le système de sécurité
le plus sophistiqué de tout l'Angleterre, un garçon de quatorze
ans, du nom de Gaël Mindsedge, est parvenu aux toits du Buckingham
Palace, d'où il s'est jeté, dans une tentative de suicide
inexpliquée. Le jeune homme s'en est miraculeusement sorti avec
quelques os fracturés et d'autres contusions plus ou moins sévères.
Il a été dirigé vers un centre d'urgence, où il est examiné en
ce moment même. La famille royale a indiqué "n'être au
courant de rien, et ne pas connaître ce garçon", qui s'avère
être le fils unique d'une famille aisée de Londres. Le garçon sera
suivi psychologiquement dès sa sortie d'hôpital, afin de comprendre
les raisons qu’ils l’ont poussés à ce geste extrême.»
La vidéo s'acheva,
laissant un Elyo de glace. Paralysé sur sa chaise, le garçon fixait
la vidéo, cherchant à comprendre comment et pourquoi ce garçon
avait cherché à se suicider. Mais les deux faits les plus
spectaculaires de cette information étaient certainement la capacité
du jeune à être parvenu à monter sur le toit du Buckingham Palace
sans être intercepté, et surtout d'avoir survécu à son saut.
Quelle étrange manière de se donner la mort, songea Elyo, encore
choqué. Il tourna ses yeux vers Sébastien, qui rangeait son Ipad
dans son sac.
- C'est... hyper louche, comme affaire, dit Elyo, déstabilisé.
- Oui... Bon, je vais te laisser. C'est... c'est ce que je voulais te montrer.
Sébastien se leva, et
esquissa un mouvement pour s'éloigner, mais Elyo l'interpella, le
faisant s'immobiliser. Elyo crispa une seconde ses poings, puis
Sébastien se tourna vers lui, une expression légèrement effrayée
sur le visage. Le métis sourit, un peu gêné par l'idée qu'il
puisse être un "prédateur" pour son homologue. Quoique.
- T'es un mec cool, Seb. Ne te fais pas marcher sur les pieds.
Sébastien resta une
seconde en suspens, puis releva ses lunettes sur son nez et se
détourna, sans mot dire, le visage empourpré. Elyo retint un rire
un peu gêné, puis se levant à son tour, chercha la silhouette de
son jumeau, en travers des rayons. Les secondes s'écoulèrent, et
intrigués, Elyo se vit obligé de descendre l'étage, ne le trouvant
nulle part. Arrivé au réez-de chaussé, le jeune métis eut juste
le temps de voir Willan s'engouffrer dans les toilettes. Surpris, son
jumeau s'y rendit, étonné par l'attitude de son frère.
(…)
« Comment veux-tu
voler un livre?
- Je ne sais pas. Dans ton sac.
- Il a un code barre ou quelque chose comme ça?
- Non. Sa couverture est en cuir... Je te dis qu'on peut le mettre dans ton sac! »
Murmurant, enfermés dans
les toilettes de la médiathèque les jumeaux regardaient le livre
qu'ils se passaient communément, comme s'ils observaient une pièce
à conviction, ou une arme sur le point d'exploser. Elyo comprenait
parfaitement le désir de Willan: il ressentait ce même besoin de
posséder ce livre noir et miteux, dont les pages semblaient réclamer
qu'on viole leur néant par la lacération de mots aux angles
pointus. Une seconde, la nécessité d'écrire, avec ou sans sens
particulier sur cette surface blanche fit crisper les phalanges
d'Elyo dans un mouvement spasmodique. Il se ressaisit, le premier
surpris par ce qu'exerçait sur lui le livre. Depuis hier, les
phénomènes étranges se répétaient, sans réels liens entre eux.
D'abord, un homme nommé Teufel, puis des serpents sur la peau, et
maintenant un livre les hypnotisant tout les deux. Les jumeaux se
regardèrent, puis soudain, sans un mot, sortirent des toilettes,
glissant le livre dans le sac, qu'Elyo jeta sur ses épaules.
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