mardi 5 février 2013

3. Découvrir qui est l'homme que l'on appelle "Papa".



Elyo se réveilla dans un lit, avec une énorme douleur à la tempe. Il songea un instant à demander à ce qu'on lui coupe la tête, pour alléger la douleur, puis il se rendit compte que ce qu'il pensait était ridicule. Il était chez lui, comprit-il, quand l'odeur de sa maison vint emplir ses narines. Cherchant des yeux les alentours, il découvrit avec une étrange surprise sa chambre; son esprit embrumé, comme dans un brouillard provoqué par la douleur. Il plaqua ses mains contre ses yeux, découvrant des bandages entourant avec ses soins ses paumes qu'il sentait douloureuses, et respirant profondément, essaya de se remémorer comment il avait fait pour sortir de la Bibliothèque, tandis que Willan rentrait dans la chambre, heureux de le voir réveillé.


Un mois passa, et la saison des festivités locales arriva. On prévoyait, en ville, des défilés, des déguisements et beaucoup de rires pour célébrer un carnaval annuel. Assis sur le rebord de la fenêtre, Elyo observait d'un regard neutre les gens défiler sous sa fenêtre, dans un vacarme qui explosait à ses tempes, irritant sa concentration. Samedi était arrivé, et aujourd'hui, comme tous les samedis, Karly leur avait demandé de rester dans leur chambre, pour éviter toute mise en danger. Équipés de bandes stériles, de linges, et d'eau chaude, les garçons veillaient à compresser les effusions sanguines, qui comme de minces traits de crayon, venaient couler de leurs yeux, de leur racine capillaire, ou parfois de leur narine. Elyo maintenait pressé contre son nez un mouchoir blanc, moins maculé que d'habitude. Willan, astucieux, avait noué autour de son crâne une serviette, qui comme un singulier turban, grossissait l'ampleur de son crâne. Le résultat avait provoqué chez Elyo une crise de fou rire indomptable, que Willan avait ignorée en se plongeant dans un livre. En bas, songea Elyo, les gens avaient l'air de s'amuser. Il soupira. Il n'était pas un reclus de la société, mais il savait qu'il n'existait pas, dehors, le samedi. Les gens avaient trop peur de ces effusions sanguines, qui restaient inexplicables. Pour nombreux d'entre eux, ce genre de phénomène n'était que le résultat du péché, et un démon avait provoqué cela, jetant sa malédiction sur les jumeaux. Aussi, Elyo ne voulait pas attirer plus l'attention sur lui et son frère. Il ouvrit la fenêtre, se décalant légèrement, pour mieux se placer, et il inspira l'air frais. La ville résonnait de ses joies et de ses rires, bien que le ciel fût anthracite et lourd. Chargés d'eau, les nuages menaçaient de déverser sur la ville portuaire une charge de pluie torrentielle, ce qui faisait bien rire Elyo. Imaginer le carnaval être annulé à cause des intempéries consistait en soi une petite vengeance personnelle qui lui faisait du bien. Il enleva le mouchoir de contre son nez, et fermant les yeux, inspira l'odeur de sel qui flottait dans l'air maritime de la ville. Une rumeur le fit rouvrir les yeux, et il fouilla soudain des yeux les profondeurs de la ville; chose aisée en vue de sa position élevée par rapport au niveau du reste de la ville. Il ne voyait rien, ce qui le troubla. C'était étonnant, il était persuadé d'avoir... perçu quelque chose. Comme... un frisson. Ses sourcils bruns se froncèrent brièvement, puis il y eut une seconde fois ce "frisson". En bas, dans la rue, les passants aussi semblaient avoir noté que quelque chose se passait. En quelques instants, le carnaval se stoppa, et tous les regards se dirigèrent vers le sud, vers le port. Il y eut une minute de silence intense, puis les conversations reprirent doucement, avec une certaine anxiété. Puis soudain, un homme cria, quelque part.
Quinze moto-speed, des hybrides à la pointe de la technologie high-tech firent leur apparition dans le ciel; bondissant sur les toits surélevés de la ville; dans des crissements de pneus, des hurlements de moteurs cylindrés, les engins apparurent aux yeux de tous comme un essaim d'abeilles énormes, fonçant au dessus de la ville; chevauchées par des motards aux uniformes de l'Armée. Des uniformes bleus, presque entièrement camouflés par le port de gigantesques capes blanches, lourdes, facilement identifiables. En effet, une seule poignée d'homme avaient le droit de porter ces capes, signe distinctif de ce qu'ils étaient même: les Saeps, les assassins de Sa Majesté. Les soldats les plus dangereux de l'Armée, ils étaient craints par tous les grands criminels, car ils étaient des limiers qui, racontaient-t-on, possédaient des pouvoirs spéciaux. Des pouvoirs surhumains, capable de détruire une ville entière.
Une moto, violemment, vint ricocher contre le rebord de la fenêtre d'Elyo, qui pendant une seconde, put observer son propre reflet dans le casque de son propriétaire, un homme, qui vaguement, sembla le regarda. Mais l'instant d'après il avait disparu; rendu trop loin dans sa folle course aérienne. Ils ne volaient pas vraiment; ils sautaient de bâtiment en bâtiment, mais à une vitesse telle que leurs mouvements se faisaient vol.
Elyo cilla, époustouflé. Il voulut sourire à Willan, quand une main se posa brusquement sur son épaule, le déséquilibrant. Sans comprendre, il regarda son père, qui habillé de sa blouse blanche de scientifique, avait dans l’œil une mauvaise lueur.
  • Tu connais désormais les Saeps, hein Elyo?
Sans attendre de réponse, Karly s'écarta, permettant à Elyo de découvrir la présence de cinq hommes aux allures de bodybuilder, dans sa chambre. Surpris, il voulut questionner son père, mais ce dernier, nouant ses cheveux en une tresse qu'il laissa retomber sur ses épaisses omoplates, l'ignora. Les yeux noirs de Karly lancèrent un ordre silencieux à un des hommes qui braqua un revolver sur le front de Willan. Une terreur profonde glaça le ventre d'Elyo qui alla se réfugier près de son frère, le monde semblant s'effondrer autour d'eux. Que se passait-il?
  • Elyo et Willan, murmura Karly en croisant ses bras. Veuillez nous suivre, je vous prie. Il est temps.
  • Temps à quoi, demanda Willan en s'efforçant de maîtriser le tremblement de sa voix.
Karly ne répondit pas, ne lui accordant même pas un regard.
D'épaisses cordes relièrent les mains d'Elyo et il sentit sa circulation sanguine se troubler. Karly les attrapa par le coude et les tira hors de la chambre. Elyo sentit qu'il ne devait pas résister, alors il suivit docilement le groupe. Karly était en tête. Il semblait être devenu fou: ses gestes étaient saccadés et nerveux. .Elyo comprit qu'ils resteraient tous dans la maison. Ils descendirent silencieusement dans le bureau de Karly, quand celui ci posa la main sur la porte froide de l'entrée de la pièce. Elyo, encadré par deux hommes en noir, ne voyait aucune issue. Karly les fit entrer, et ils se retrouvèrent dans une salle froide, d'étranges étagères en fer où reposaient de vieux manuscrits à l'aspect morbide. Mais Karly ne s'attarda pas et se dirigea vers la cheminée éteinte. Il posa sa main sur le tympan sculpté de la cheminé, et une étrange vibration, légère, mais oppressante, se fit sentir. Les arabesques de pierres se mirent à onduler autour de la main fine Karly, et la cheminée, en un rougeoiement lumineux, se mit à '' fondre '', se transformant en une épaisse arcade, dominant soudain la pièce, sinistre.
Karly posa la main sur un battoir d'agent ternit, en forme de main repliée, le majeur pointé vers le sol. Un rai de lumière bleuâtre, envoûtant, éclaira les pieds de Willan, qui soudainement, sentit soudain son âme, son esprit et son corps entier se révolter. Quelque chose de malsain, de maudit, l'appelait; l'attirait. Il voulut reculer, s'enfuir, crier. Mais son cerveau était en mode "bug" et ne lui répondait plus. Son esprit céda, il crut que sa tête allait exploser lorsqu'une main se posa sur son épaule. Il leva les yeux et rencontra le regard noisette d'un visage fin et tendre.
« Maman? »
L'apparition ne dura qu'un instant. L'homme en noir qui les avaient menacés, Elyo et lui de son arme, le prit fermement par les épaules, et le poussa dans la salle, dédaignant ses protestations faibles.


L'endroit derrière la cheminée était vide. Vide de tout: vide de présence, de meubles, de vies, de lumière, et de noir. Elyo ne voyait rien, comme plongé dans de la peinture noire. Il entendit une porte se refermer derrière eux, et bientôt, il n'y eut dans la salle aux contours inconnus, plus que lui et son jumeau. La respiration saccadée; il tourna la tête, cherchant Willan. Ils se trouvèrent, et se rapprochèrent l'un de l'autre. Autour d'eux, indiscernable, un sifflement allant crescendo. Elyo tourna son regard, cherchant à deviner quelle en était la raison. Son souffle devint glacé, et il sentit une vague de froid se répandre partout, gagnant leurs chevilles, leurs genoux, et bientôt la totalité de leur corps.
  • Je le sens mal, marmonna Willan d'une voix blanche, je le sens très mal...
  • T'in...T'inquiètes pas, murmura Elyo.
Un halo blanc explosa alors soudain sous leurs pieds, et ils chutèrent dans un énorme vortex lumineux. Leur cri commun resta noyé dans leurs gorges respectives quand aussitôt, ils se retrouvèrent sur un sol dallé. Les cheveux hérissés par une chute violente, ils se redressèrent lentement, les jambes flageolantes, et frémissantes de tout leurs corps, étudièrent les alentours. Ils étaient dans un endroit inconnu, aux hautes bâtisses de pierre. Face à eux, Karly. Un Karly différent, plus jeunes, qui les regardaient... mais de manière assez étrange. Comme s’il ne les voyait pas vraiment, et fixait plutôt un point qui pu eut être derrière eux. Ne constatant qu'il n'y avait qu'un trottoir, Elyo reporta son attention sur le jeune Karly, ce dernier ouvrant la bouche, et déclarant d'une voix parfaitement neutre, comme l'on récite un discours.
« ... Elyo et Willan. Si vous êtes aujourd'hui devant moi, ou plutôt devant une image de ce que je fus, autrefois, c'est parce que vous avez atteints un âge où il va vous falloir prendre conscience de certaines choses. Le fait d'être des êtres à part, par exemple. Ce n'est pas une chose facile, ce que vous allez vivre, je le conçois. Mais il y a des choses qu'il faut apprendre le plus rapidement possible pour ne pas se handicaper, dans la vie, d'ignorance. Ce que vous allez voir dans quelques instants consiste en la genèse de vos vies. Sans cela, vous ne seriez pas ici. Je commencerais donc par vous dire que vous n'êtes pas... des humains normaux. Vous êtes, vous deux entres autres, ce que nous appellerons à partir de maintenant des Aymerics. Des humains modifiés, diront-nous. Suivez-moi.»
Elyo jeta un regard désemparé sur Willan, anéanti par ce qu'il venait d'apprendre. Quelle était cette horrible farce? Il n'était pas un humain normal? Pouvait-il croire à cette absurdité? La vision de ses blessures inexpliquée le samedi le fit frémir violemment, et soudainement décidé à connaître la vérité, il empara Willan par le bras, et se mit à courir derrière le "souvenir". Ils étaient dans une ville, aux lourdes et grandes bâtisses de pierre. Des gens se déplaçaient, habillés de manière étrange, portant des hauts chapeaux cylindriques, et se déplaçant dans des fiacres. Des enfants criaient, en vendant des journaux, dans une langue étrangère. Des réverbères noirs ou verts bordaient des rues dallées, et des gens en costumes se pressaient. Les jumeaux ne le savaient pas; mais ils avaient été catapultés en pleine Angleterre victorienne, à Londres. Karly les conduisit en travers d'une grande avenue, ignorant foules, chevaux, et bruit. Ils traversèrent la ville, se rendant dans un quartier nommé White-Chapel. Là, les mendiants s'alignaient sous les fenêtres. Karly étudia la zone, veillant à ce que personne ne le suivait, et il tourna au coin d'un angle de mur. Elyo et Willan échangèrent un regard, et se précipitèrent, découvrirent Karly, s'agenouillant face à deux enfants. L'un, plus grand que l'autre, arborait une tignasse rousse et emmêlée, et dardait leur père d'un regard farouche. Karly sourit, et plongeant la main dans sa poche, sortit des pièces qu'il offrit aux deux enfants. L’aîné se fit soudainement moins méfiant, et étudiant le petit garçon fébrile à ses côtés, sembla acquiescer quelque chose. Ils discutèrent dans une langue inconnue aux oreilles d'Elyo qui s'approcha encore, put voir Karly prendre le poignet du garçon, pour lui intimer de le suivre. Il s'exécuta, et dans un dernier regard pour le petit garçon, qui resta immobile contre un mur, le regarda partir, une expression glaciale sur le visage. Le roux sembla réprimer un sanglot, mais se détourna, pour suivre Karly. Elyo commençait à avoir mal au ventre. Il sentait que cela allait mal se passer. Ils traversèrent les rues, et se rendirent dans une cathédrale sombre, à demi en ruine. Karly poussa la porte, et traversa le lieu sacré. Ils se rendirent aux cryptes. Là, descendant les escaliers, Elyo et Willan s'arrêtèrent, figés par la surprise: une centaine d’enfants, dans des cages, s'entreposaient contre les murs. Le garçon roux, à la vue de ce spectacle, cria, et voulut se dégager: la poigne de fer de Karly le dissuada de tenter toute entreprise de fuite. Ses grands yeux marron se firent toile de terreur, et il se laissa, docile, conduire à une sorte de chaise en cuir. Karly l'y installa, et là, anachronisme sortant de nulle part, lui appliqua sur le visage un masque à gaz qui éteint dans ses yeux toutes lueurs conscientes. En quelques secondes, le gaz fit du garçon une poupée vivante, dans les vapes. Karly le prit, et le conduisit à une cage. Elyo frissonna quand, dans un mouvement instinctif, plus qu'utile puisqu'il ne pouvait les voir, le jeune Karly les chercha des yeux. Il sourit, et se rendit à la chaise, qu'il écarta. Au milieu de la table, il mit en place un assemblage de matériel; aux fins morbides. Branchant entre eux des systèmes électroniques, Karly transforma les cryptes en un gigantesque laboratoire. Willan tira sur la manche d'Elyo.
  • On peut encore partir, Elyo...
  • Non. Non. Il faut qu'on sache. Répondit son jumeau, les yeux hallucinés.
Karly avait ouvert les cages, et dirigeait maintenant les enfants à se ranger dans un énorme hémi cercle. Ils prirent tous un casque, et se branchèrent des électrodes sur le corps. Leurs regards éteints témoignaient de l'absence de réactivité de leur raison, et Elyo se mordit la lèvre. Ils avaient tous entre huit et douze ans, et tous semblaient terriblement affamés. Karly posa sur son nez des lunettes de protection, et réglant des choses invisibles sur un ordinateur portable disposé en face de lui, il actionna un clavier de commande. Les enfants avaient branchés sur eux des fils électriques, se reliant tous en une sorte d'énorme tuyaux, dont l'extrémité s'achevait dans une sphère de verre, disposé devant Karly. Ce dernier s'écarta du bureau, et se rendit près des enfants. Il les examina un par uns, ce qui prit un certain temps. Elyo était paniqué, autant que Willan, qui menaçait de pleurer.
  • Elyo... Qu'est-ce qu'il fait?
  • Je... je ne sais pas, avoua Elyo, le cœur au bord des lèvres.
  • Menteur, murmura Willan, parfaitement conscient, comme lui, de ce qui était en train de se jouer sous leurs yeux.
Karly revint vers le bureau, et tapotant sur son clavier, ajusta ses lunettes. Puis il leva son visage, aux mâchoires déjà carrées par le temps, vers le tuyau. Il posa sa main sur le clavier, bien à plat, et soudain, appuya, d'un minuscule mouvement du doigt, sur la touche "enter". Les yeux des enfants se remplirent de nouveau de vie. Combien de temps avait-il mis à rassembler cette centaine de gamins? Comment avait-il fait pour les persuader de le suivre? Elyo plaqua ses mains contre ses yeux quand la gigantesque décharge électrique s'abattit sur tous les corps, foudroyant les enfants d'un coup. La crypte explosa d'une lumière blanche, et Elyo se retrouva au sol.
  • Je n'ai pas... mes yeux... pas assez tôt... oh mon dieu...
Sa voix lui paraissait terriblement lointaine; comme bloquée devant ces corps s'écroulant, enfumés, grillés. Et toute cette lumière bleue, s'élevant des fils électriques, pour aller dans la sphère de verre.
Son estomac se révulsa, et il vomit. Willan le chercha à tâtons, le même besoin irrépressible que lui: celui de hurler cette colère et cette incompréhension face à la mort.

(...)

Ici, tout était intemporel. Combien de temps restèrent-ils au sol? Leurs cœurs, aux battements chaloupés, ne se calmaient pas, et Elyo tremblait comme une feuille.
  • Tu crois qu'ils ont... leurs... énergies... qu'ils l'ont mis dans notre corps....?
Willan ne répondait plus à ses questions depuis le début. Alors Elyo se mit à pleurer, inconsolable, au souvenir de toute cette électricité, à la lumière d'un serpent, qui irradiait le cerveau de centaines d'enfants.

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