Elyo se réveilla dans un
lit, avec une énorme douleur à la tempe. Il songea un instant à
demander à ce qu'on lui coupe la tête, pour alléger la douleur,
puis il se rendit compte que ce qu'il pensait était ridicule. Il
était chez lui, comprit-il, quand l'odeur de sa maison vint emplir
ses narines. Cherchant des yeux les alentours, il découvrit avec une
étrange surprise sa chambre; son esprit embrumé, comme dans un
brouillard provoqué par la douleur. Il plaqua ses mains contre ses
yeux, découvrant des bandages entourant avec ses soins ses paumes
qu'il sentait douloureuses, et respirant profondément, essaya de se
remémorer comment il avait fait pour sortir de la Bibliothèque,
tandis que Willan rentrait dans la chambre, heureux de le voir
réveillé.
Un mois passa, et la
saison des festivités locales arriva. On prévoyait, en ville, des
défilés, des déguisements et beaucoup de rires pour célébrer un
carnaval annuel. Assis sur le rebord de la fenêtre, Elyo observait
d'un regard neutre les gens défiler sous sa fenêtre, dans un
vacarme qui explosait à ses tempes, irritant sa concentration.
Samedi était arrivé, et aujourd'hui, comme tous les samedis, Karly
leur avait demandé de rester dans leur chambre, pour éviter toute
mise en danger. Équipés de bandes stériles, de linges, et d'eau
chaude, les garçons veillaient à compresser les effusions
sanguines, qui comme de minces traits de crayon, venaient couler de
leurs yeux, de leur racine capillaire, ou parfois de leur narine.
Elyo maintenait pressé contre son nez un mouchoir blanc, moins
maculé que d'habitude. Willan, astucieux, avait noué autour de son
crâne une serviette, qui comme un singulier turban, grossissait
l'ampleur de son crâne. Le résultat avait provoqué chez Elyo une
crise de fou rire indomptable, que Willan avait ignorée en se
plongeant dans un livre. En bas, songea Elyo, les gens avaient l'air
de s'amuser. Il soupira. Il n'était pas un reclus de la société,
mais il savait qu'il n'existait pas, dehors, le samedi. Les gens
avaient trop peur de ces effusions sanguines, qui restaient
inexplicables. Pour nombreux d'entre eux, ce genre de phénomène
n'était que le résultat du péché, et un démon avait provoqué
cela, jetant sa malédiction sur les jumeaux. Aussi, Elyo ne voulait
pas attirer plus l'attention sur lui et son frère. Il ouvrit la
fenêtre, se décalant légèrement, pour mieux se placer, et il
inspira l'air frais. La ville résonnait de ses joies et de ses
rires, bien que le ciel fût anthracite et lourd. Chargés d'eau, les
nuages menaçaient de déverser sur la ville portuaire une charge de
pluie torrentielle, ce qui faisait bien rire Elyo. Imaginer le
carnaval être annulé à cause des intempéries consistait en soi
une petite vengeance personnelle qui lui faisait du bien. Il enleva
le mouchoir de contre son nez, et fermant les yeux, inspira l'odeur
de sel qui flottait dans l'air maritime de la ville. Une rumeur le
fit rouvrir les yeux, et il fouilla soudain des yeux les profondeurs
de la ville; chose aisée en vue de sa position élevée par rapport
au niveau du reste de la ville. Il ne voyait rien, ce qui le troubla.
C'était étonnant, il était persuadé d'avoir... perçu quelque
chose. Comme... un frisson. Ses sourcils bruns se froncèrent
brièvement, puis il y eut une seconde fois ce "frisson".
En bas, dans la rue, les passants aussi semblaient avoir noté que
quelque chose se passait. En quelques instants, le carnaval se
stoppa, et tous les regards se dirigèrent vers le sud, vers le port.
Il y eut une minute de silence intense, puis les conversations
reprirent doucement, avec une certaine anxiété. Puis soudain, un
homme cria, quelque part.
Quinze moto-speed, des
hybrides à la pointe de la technologie high-tech firent leur
apparition dans le ciel; bondissant sur les toits surélevés de la
ville; dans des crissements de pneus, des hurlements de moteurs
cylindrés, les engins apparurent aux yeux de tous comme un essaim
d'abeilles énormes, fonçant au dessus de la ville; chevauchées par
des motards aux uniformes de l'Armée. Des uniformes bleus, presque
entièrement camouflés par le port de gigantesques capes blanches,
lourdes, facilement identifiables. En effet, une seule poignée
d'homme avaient le droit de porter ces capes, signe distinctif de ce
qu'ils étaient même: les Saeps, les assassins de Sa Majesté. Les
soldats les plus dangereux de l'Armée, ils étaient craints par tous
les grands criminels, car ils étaient des limiers qui,
racontaient-t-on, possédaient des pouvoirs spéciaux. Des pouvoirs
surhumains, capable de détruire une ville entière.
Une moto, violemment,
vint ricocher contre le rebord de la fenêtre d'Elyo, qui pendant une
seconde, put observer son propre reflet dans le casque de son
propriétaire, un homme, qui vaguement, sembla le regarda. Mais
l'instant d'après il avait disparu; rendu trop loin dans sa folle
course aérienne. Ils ne volaient pas vraiment; ils sautaient de
bâtiment en bâtiment, mais à une vitesse telle que leurs
mouvements se faisaient vol.
Elyo cilla, époustouflé.
Il voulut sourire à Willan, quand une main se posa brusquement sur
son épaule, le déséquilibrant. Sans comprendre, il regarda son
père, qui habillé de sa blouse blanche de scientifique, avait dans
l’œil une mauvaise lueur.
- Tu connais désormais les Saeps, hein Elyo?
Sans attendre de réponse,
Karly s'écarta, permettant à Elyo de découvrir la présence de
cinq hommes aux allures de bodybuilder, dans sa chambre. Surpris, il
voulut questionner son père, mais ce dernier, nouant ses cheveux en
une tresse qu'il laissa retomber sur ses épaisses omoplates,
l'ignora. Les yeux noirs de Karly lancèrent un ordre silencieux à
un des hommes qui braqua un revolver sur le front de Willan. Une
terreur profonde glaça le ventre d'Elyo qui alla se réfugier près
de son frère, le monde semblant s'effondrer autour d'eux. Que se
passait-il?
- Elyo et Willan, murmura Karly en croisant ses bras. Veuillez nous suivre, je vous prie. Il est temps.
- Temps à quoi, demanda Willan en s'efforçant de maîtriser le tremblement de sa voix.
Karly ne répondit pas,
ne lui accordant même pas un regard.
D'épaisses cordes
relièrent les mains d'Elyo et il sentit sa circulation sanguine se
troubler. Karly les attrapa par le coude et les tira hors de la
chambre. Elyo sentit qu'il ne devait pas résister, alors il suivit
docilement le groupe. Karly était en tête. Il semblait être devenu
fou: ses gestes étaient saccadés et nerveux. .Elyo comprit qu'ils
resteraient tous dans la maison. Ils descendirent silencieusement
dans le bureau de Karly, quand celui ci posa la main sur la porte
froide de l'entrée de la pièce. Elyo, encadré par deux hommes en
noir, ne voyait aucune issue. Karly les fit entrer, et ils se
retrouvèrent dans une salle froide, d'étranges étagères en fer où
reposaient de vieux manuscrits à l'aspect morbide. Mais Karly ne
s'attarda pas et se dirigea vers la cheminée éteinte. Il posa sa
main sur le tympan sculpté de la cheminé, et une étrange
vibration, légère, mais oppressante, se fit sentir. Les arabesques
de pierres se mirent à onduler autour de la main fine Karly, et la
cheminée, en un rougeoiement lumineux, se mit à '' fondre '', se
transformant en une épaisse arcade, dominant soudain la pièce,
sinistre.
Karly posa la main sur un
battoir d'agent ternit, en forme de main repliée, le majeur pointé
vers le sol. Un rai de lumière bleuâtre, envoûtant, éclaira les
pieds de Willan, qui soudainement, sentit soudain son âme, son
esprit et son corps entier se révolter. Quelque chose de malsain, de
maudit, l'appelait; l'attirait. Il voulut reculer, s'enfuir, crier.
Mais son cerveau était en mode "bug" et ne lui répondait
plus. Son esprit céda, il crut que sa tête allait exploser
lorsqu'une main se posa sur son épaule. Il leva les yeux et
rencontra le regard noisette d'un visage fin et tendre.
« Maman? »
L'apparition ne dura
qu'un instant. L'homme en noir qui les avaient menacés, Elyo et lui
de son arme, le prit fermement par les épaules, et le poussa dans la
salle, dédaignant ses protestations faibles.
L'endroit derrière la
cheminée était vide. Vide de tout: vide de présence, de meubles,
de vies, de lumière, et de noir. Elyo ne voyait rien, comme plongé
dans de la peinture noire. Il entendit une porte se refermer derrière
eux, et bientôt, il n'y eut dans la salle aux contours inconnus,
plus que lui et son jumeau. La respiration saccadée; il tourna la
tête, cherchant Willan. Ils se trouvèrent, et se rapprochèrent
l'un de l'autre. Autour d'eux, indiscernable, un sifflement allant
crescendo. Elyo tourna son regard, cherchant à deviner quelle en
était la raison. Son souffle devint glacé, et il sentit une vague
de froid se répandre partout, gagnant leurs chevilles, leurs genoux,
et bientôt la totalité de leur corps.
- Je le sens mal, marmonna Willan d'une voix blanche, je le sens très mal...
- T'in...T'inquiètes pas, murmura Elyo.
Un halo blanc explosa
alors soudain sous leurs pieds, et ils chutèrent dans un énorme
vortex lumineux. Leur cri commun resta noyé dans leurs gorges
respectives quand aussitôt, ils se retrouvèrent sur un sol dallé.
Les cheveux hérissés par une chute violente, ils se redressèrent
lentement, les jambes flageolantes, et frémissantes de tout leurs
corps, étudièrent les alentours. Ils étaient dans un endroit
inconnu, aux hautes bâtisses de pierre. Face à eux, Karly. Un Karly
différent, plus jeunes, qui les regardaient... mais de manière
assez étrange. Comme s’il ne les voyait pas vraiment, et fixait
plutôt un point qui pu eut être derrière eux. Ne constatant qu'il
n'y avait qu'un trottoir, Elyo reporta son attention sur le jeune
Karly, ce dernier ouvrant la bouche, et déclarant d'une voix
parfaitement neutre, comme l'on récite un discours.
« ...
Elyo et Willan. Si vous êtes aujourd'hui devant moi, ou plutôt
devant une image de ce que je fus, autrefois, c'est parce que vous
avez atteints un âge où il va vous falloir prendre conscience de
certaines choses. Le fait d'être des êtres à part, par exemple. Ce
n'est pas une chose facile, ce que vous allez vivre, je le conçois.
Mais il y a des choses qu'il faut apprendre le plus rapidement
possible pour ne pas se handicaper, dans la vie, d'ignorance. Ce que
vous allez voir dans quelques instants consiste en la genèse de vos
vies. Sans cela, vous ne seriez pas ici. Je commencerais donc par
vous dire que vous n'êtes pas... des humains normaux. Vous êtes,
vous deux entres autres, ce que nous appellerons à partir de
maintenant des Aymerics. Des humains modifiés, diront-nous.
Suivez-moi.»
Elyo
jeta un regard désemparé sur Willan, anéanti par ce qu'il venait
d'apprendre. Quelle était cette horrible farce? Il n'était pas un
humain normal? Pouvait-il croire à cette absurdité? La vision de
ses blessures inexpliquée le samedi le fit frémir violemment, et
soudainement décidé à connaître la vérité, il empara Willan par
le bras, et se mit à courir derrière le "souvenir". Ils
étaient dans une ville, aux lourdes et grandes bâtisses de pierre.
Des gens se déplaçaient, habillés de manière étrange, portant
des hauts chapeaux cylindriques, et se déplaçant dans des fiacres.
Des enfants criaient, en vendant des journaux, dans une langue
étrangère. Des réverbères noirs ou verts bordaient des rues
dallées, et des gens en costumes se pressaient. Les jumeaux ne le
savaient pas; mais ils avaient été catapultés en pleine Angleterre
victorienne, à Londres. Karly les conduisit en travers d'une grande
avenue, ignorant foules, chevaux, et bruit. Ils traversèrent la
ville, se rendant dans un quartier nommé White-Chapel. Là, les
mendiants s'alignaient sous les fenêtres. Karly étudia la zone,
veillant à ce que personne ne le suivait, et il tourna au coin d'un
angle de mur. Elyo et Willan échangèrent un regard, et se
précipitèrent, découvrirent Karly, s'agenouillant face à deux
enfants. L'un, plus grand que l'autre, arborait une tignasse rousse
et emmêlée, et dardait leur père d'un regard farouche. Karly
sourit, et plongeant la main dans sa poche, sortit des pièces qu'il
offrit aux deux enfants. L’aîné se fit soudainement moins
méfiant, et étudiant le petit garçon fébrile à ses côtés,
sembla acquiescer quelque chose. Ils discutèrent dans une langue
inconnue aux oreilles d'Elyo qui s'approcha encore, put voir Karly
prendre le poignet du garçon, pour lui intimer de le suivre. Il
s'exécuta, et dans un dernier regard pour le petit garçon, qui
resta immobile contre un mur, le regarda partir, une expression
glaciale sur le visage. Le roux sembla réprimer un sanglot, mais se
détourna, pour suivre Karly. Elyo commençait à avoir mal au
ventre. Il sentait que cela allait mal se passer. Ils traversèrent
les rues, et se rendirent dans une cathédrale sombre, à demi en
ruine. Karly poussa la porte, et traversa le lieu sacré. Ils se
rendirent aux cryptes. Là, descendant les escaliers, Elyo et Willan
s'arrêtèrent, figés par la surprise: une centaine d’enfants,
dans des cages, s'entreposaient contre les murs. Le garçon roux, à
la vue de ce spectacle, cria, et voulut se dégager: la poigne de fer
de Karly le dissuada de tenter toute entreprise de fuite. Ses grands
yeux marron se firent toile de terreur, et il se laissa, docile,
conduire à une sorte de chaise en cuir. Karly l'y installa, et là,
anachronisme sortant de nulle part, lui appliqua sur le visage un
masque à gaz qui éteint dans ses yeux toutes lueurs conscientes. En
quelques secondes, le gaz fit du garçon une poupée vivante, dans
les vapes. Karly le prit, et le conduisit à une cage. Elyo frissonna
quand, dans un mouvement instinctif, plus qu'utile puisqu'il ne
pouvait les voir, le jeune Karly les chercha des yeux. Il sourit, et
se rendit à la chaise, qu'il écarta. Au milieu de la table, il mit
en place un assemblage de matériel; aux fins morbides. Branchant
entre eux des systèmes électroniques, Karly transforma les cryptes
en un gigantesque laboratoire. Willan tira sur la manche d'Elyo.
- On peut encore partir, Elyo...
- Non. Non. Il faut qu'on sache. Répondit son jumeau, les yeux hallucinés.
Karly
avait ouvert les cages, et dirigeait maintenant les enfants à se
ranger dans un énorme hémi cercle. Ils prirent tous un casque, et
se branchèrent des électrodes sur le corps. Leurs regards éteints
témoignaient de l'absence de réactivité de leur raison, et Elyo se
mordit la lèvre. Ils avaient tous entre huit et douze ans, et tous
semblaient terriblement affamés. Karly posa sur son nez des lunettes
de protection, et réglant des choses invisibles sur un ordinateur
portable disposé en face de lui, il actionna un clavier de commande.
Les enfants avaient branchés sur eux des fils électriques, se
reliant tous en une sorte d'énorme tuyaux, dont l'extrémité
s'achevait dans une sphère de verre, disposé devant Karly. Ce
dernier s'écarta du bureau, et se rendit près des enfants. Il les
examina un par uns, ce qui prit un certain temps. Elyo était
paniqué, autant que Willan, qui menaçait de pleurer.
- Elyo... Qu'est-ce qu'il fait?
- Je... je ne sais pas, avoua Elyo, le cœur au bord des lèvres.
- Menteur, murmura Willan, parfaitement conscient, comme lui, de ce qui était en train de se jouer sous leurs yeux.
Karly
revint vers le bureau, et tapotant sur son clavier, ajusta ses
lunettes. Puis il leva son visage, aux mâchoires déjà carrées par
le temps, vers le tuyau. Il posa sa main sur le clavier, bien à
plat, et soudain, appuya, d'un minuscule mouvement du doigt, sur la
touche "enter". Les yeux des enfants se remplirent de
nouveau de vie. Combien de temps avait-il mis à rassembler cette
centaine de gamins? Comment avait-il fait pour les persuader de le
suivre? Elyo plaqua ses mains contre ses yeux quand la gigantesque
décharge électrique s'abattit sur tous les corps, foudroyant les
enfants d'un coup. La crypte explosa d'une lumière blanche, et Elyo
se retrouva au sol.
- Je n'ai pas... mes yeux... pas assez tôt... oh mon dieu...
Sa
voix lui paraissait terriblement lointaine; comme bloquée devant ces
corps s'écroulant, enfumés, grillés. Et toute cette lumière
bleue, s'élevant des fils électriques, pour aller dans la sphère
de verre.
Son
estomac se révulsa, et il vomit. Willan le chercha à tâtons, le
même besoin irrépressible que lui: celui de hurler cette colère et
cette incompréhension face à la mort.
(...)
Ici,
tout était intemporel. Combien de temps restèrent-ils au sol? Leurs
cœurs, aux battements chaloupés, ne se calmaient pas, et Elyo
tremblait comme une feuille.
- Tu crois qu'ils ont... leurs... énergies... qu'ils l'ont mis dans notre corps....?
Willan
ne répondait plus à ses questions depuis le début. Alors Elyo se
mit à pleurer, inconsolable, au souvenir de toute cette électricité,
à la lumière d'un serpent, qui irradiait le cerveau de centaines
d'enfants.
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