lundi 4 février 2013

3. Rencontre avec Thomas Teufel.


(…)

La main posée contre le mur, Elyo refaisait lentement la largeur de la ruelle étroite et sombre. Derrière lui, Willan inspectait chaque recoin de mur, cherchant à découvrir si l'homme avait pu se subtiliser dans un interstice mural. Secouant ses mèches brunes lui arrivant aux épaules, l’aîné des jumeaux écoutait d'une oreille distraite les déplacements furtifs de son jumeau derrière lui. Il était vraiment étonnant la manière dont cet homme avait disparu.
  • Tu crois que c'est un magicien?
  • Oh, je ne pense pas vraiment que ça existe, marmonna Willan. Ça n'existe pas, en réalité, la magie.
  • Ils disent tous cela. Répondit Elyo, ennuyé, en lorgnant les rares passants de la rue bordant la ruelle dans laquelle ils étaient en train d'inspecter. Moi, cette société me fait penser à un livre. Un livre sans dialogue ni illustration. Quel ennui!
Willan ne répondit rien, reconnaissant parfaitement la rhétorique de Lewis Carroll, mais Elyo sentait que son frère était d'accord avec lui. Le jeune homme ramena ses doigts à ses cheveux, pour attacher les longues mèches brunes, qui, secouées par le vent, le gênait dans sa vision, tandis que derrière lui, les semelles de Willan chuintaient sur une plaque d'égout. Elyo avisa avec un regard mauvais le ciel redevenu trop lumineux, puis se retournant, ouvrit la bouche pour dire quelque chose à Willan. Les mots se perdirent dans sa bouche, car dans la ruelle, plus la moindre trace du deuxième métis. Les yeux écarquillés, raidi dans son mouvement, Elyo resta une seconde en état de "bug". Puis son corps s'élança en avant.
  • Willan?
Dévorant rapidement la distance pour se rendre à l'endroit où il avait aperçu son jumeau, quelques secondes auparavant, il bondit vers la plaque d'égout. Il avait entendu ses chaussures couiner sur le métal. Peut-être ? supposa t-il, paniqué par la disparition violente de son frère. S'accroupissant face à la plaque d'égout, il la scruta avec une sorte de désespoir, comme imaginant qu'elle allait lui offrir immédiatement une réponse aux questions qui fourmillaient dans sa tête dans des crissements l'empêchant de réfléchir. Elle le lui offrit.
Frappée à l'égérie de la reine Victoria, la plaque d'égout portait des inscriptions anglaises, et était d'une esthétique totalement déplacée dans cette époque moderne. Interdit, Elyo laissait défiler devant ses yeux les images les plus absurdes qui soient: des petites filles poursuivant des lapins, des chaussures géantes, et des dames bien habillées danser avec des géants bruns. Il eut un vague malaise, et touchant du bout des doigts la plaque, s'assura qu'elle était bien réelle. Un coup de vent vint gifler sa nuque, et se redressant lentement, il se plaça debout sur la plaque. Aussitôt, celle-ci bascula. Elyo chuta sans un cri, trop surpris pour y parvenir. Les yeux grands ouverts, il ne parvint pas à saisir qu'il chutait. Ce fut quand son dos heurta le sol qu'il réalisa, stupéfait, la distance séparant le sol et la minuscule tâche de lumière, plus haut. À cette hauteur, il devait certainement être mort. Peut-être était-il mort? Il ne savait pas, ne parvenait même plus à souvenir. Pendant une seconde, il ne souvint plus son nom.
Puis les repères revinrent lentement. Se mettant debout avec difficulté, l'androgyne métis jeta un regard autour de lui. Tout cela semblait si réel... Mordant ses joues avec férocité, Elyo songea que jamais le dilemme n'avait été plus cruel: devait-il croire qu'il était dans une illusion ou faire semblant qu'il était dans la réalité? Qu'est-ce qui était vrai? Plaquant ses doigts contre une surface verticale, il découvrit lentement une paroi rocheuse, et humide. Il était dans ce qui ressemblait à un boyau souterrain, plongé dans les ténèbres. Depuis tout petit, Elyo n'avait jamais vraiment supporté la forte luminosité, aussi aimait-il passer son temps libre dans une certaine pénombre. Mais les ténèbres de ce lieu là étaient... humides, étouffantes... comme une gigantesque écharpe mouillée, menaçant lentement de se resserrer, dans une progression irrévocable. Le jeune homme se sentait paniqué.
  • Willan? Tu es là?
Il n'attendait aucune réponse, terrassé par ce qui devenait un peu plus vrai à chaque secondes. Il ignorait comment, mais il était bien sous terre. Peut-être dans les égouts? Cependant, aucune odeur suspecte n'était détectée, et il n'entendait pas le moindre cours d'eau près de lui. Cela semblait juste... froid, vide, et silencieux. Comme à l'intérieur d'une tombe, ne put s'empêcher de penser le brun en balayant des yeux un paysage aveugle. Il eut soudain une illumination. Plongeant ses doigts dans sa poche arrière, il sorti son MP4, dont il braqua le faisceau devant lui. Mal lui en pris. La silhouette d'un énorme chien, couché à quelques mètres devant lui frissonnait. Ses pattes avant reposées l'une sur l'autre, le chien semblait se réveiller d'une lourde torpeur, ses paupières très lourde, un ronflement grondant en dehors de sa gorge. Un faible gémissement s'échappa des lèvres d'Elyo et il recula doucement, commençant à se laisser immerger par le désespoir. Tout ceci était peut-être trop réel, bien que"hors-banalité", pour lui plaire. Le chien, en effet, était tricéphale, et aucune de ses trois têtes n'avaient l'air avenante. Elyo ne chercha pas à savoir si le dogue était affectif, et sans demander son reste, se servant de la lumière de son MP4, s'enfuit en courant.

(...)

Willan ouvrit lentement les yeux. Il craignait que la douleur de ses poignets ne l'irradie s'il ouvrait trop précipitamment ses paupières. On l'avait enchaîné, à l'aide de menottes grossières et rouillée, qui frictionnait sa peau de manière très désagréable. Son poignet droit était douloureux, et il ne sentait plus le gauche. Depuis combien de temps était-il enchaîné ainsi? Il ne parvenait pas à calculer clairement le temps écoulé entre sa chute dans le trou, et lorsqu'il avait ouvert les yeux. Il n'était sûr que d'une chose, et elle était déplaisante: Elyo n'était pas près de lui. Lâchant un sifflement rageur, le jeune métis observa autour de lui. Il était assis dans un lieu semblable à une alvéole de pierre; intensément éclairée par un feu à l'éclat exagéré. Plissant les yeux, Willan observa l'unique présence de la pièce, assise dans un fauteuil, à une centaine de mètres de lui. Il percevait nettement le visage, au vu de la lumière de la pièce: son kidnappeur était ce même homme qu'Elyo lui avait suggéré de suivre. Quelle erreur, songea Willan, concentré sur l'homme.
Ce dernier était assis dans un fauteuil, à l'image d'un roi se prélassant dans un trône. Ses yeux sombres étaient vrillés sur le visage de Willan, mais seul un calme impassible recouvrait ses traits. Une dualité de regard s'imposa rapidement, mais l'homme, au bout de quelques minutes, brisa le face-à-face silencieux, et en se redressa, annonça d'une voix grave, aux ondulations profondes.
  • Willan Spirtyan, n'est-ce pas?
  • ...Effectivement.
L'homme eut un air satisfait, et à pas lent et mesurés, franchit la distance les séparant, laissant ainsi le loisir au jeune homme de découvrir à quel point il était grand. Mais il n'avait pas ce charisme de requin; son absence de muscles et de poids laissant comme une étrange frustration dans l'admiration de son observation. Il se planta devant Willan, se laissant dévisager de pied en cap.
  • Je m'appelle Thomas Teufel, murmura t-il alors.
    La voix du géant plut immédiatement à Willan. Il s'agissait d'une voix raffinée, cultivée.
  • Enchanté, murmura Willan d'une voix qu'il espéra neutre, de manière à ne pas trahir les sentiments qui couvaient dans son esprit.
Le métis frissonnait, intimidé par le regard paradoxal du géant anorexique. Un mélange équitable de douceur et d'intelligence brillait au fond des prunelles sombres, miroitant un regard effrayant et perçant. L'androgyne, du mieux qu'il put, affronta les yeux sombres en opposant son regard d'un vert scintillant. Le géant détourna brièvement les yeux.
  • Je vais me charger de faire venir ici Elyo.
  • S'il vous plaît ! Dites-moi ce qu'il se passe, je vous en prie. Où...
  • Te crois-tu fou? Demanda doucement le géant, mais toujours sans affronter les yeux verts.
  • Je..., déstabilisé, le jeune homme bégaya. Non, je ne le suis pas.
  • Alors peut-être que tu te trompes simplement, répondit bassement l'homme, en se rendant près de son trône, d'un air las.
Les paupières de Willan esquissèrent une courbe surprise, quand un bruit au fond de la salle riva les prunelles vertes de l'androgyne vers la source du bruit. Se découpant du mur, un trou apparaissait lentement, comme une fonte de la pierre. L'orifice s'ouvrit lentement, dans une implosion progressive, tandis que la lumière pénétrait en son centre, pour en éclairer la causalité. Les intestins de Willan se cristallisèrent dans une vague de froid quand il vit apparaître, sous ses yeux, la gueule triangulaire d'un énorme serpent. Ondulant, pénétrant par le trou du mur, il glissa à l'intérieur de la pièce, venant jusqu'en son centre. La bouche entrouverte dans une inspiration bloquée dans sa poitrine, Willan le regarda passer, croisant le regard d'une énorme pupille fendue. Il vit son propre reflet, déformé par la membrane visqueuse de l'opalin, tandis que le serpent passait devant lui dans un zigzag impressionnant de ses muscles. Le serpent géant alla se placer autour du trône, encerclant Thomas par la barrière de son corps écaillé, et se redressant totalement, ouvrit sa gueule au dessus de l'homme. Tétanisé, Willan regarda les énormes crochets scintiller au dessus de la tête brune de Teufel. Willan ne parvenait pas à fermer les yeux, captivé, persuadé que le serpent allait dévorer l'homme. Il n'en fit rien: quelque chose tomba de sa gueule: Thomas le récupéra entre ses bras. De plus en plus surpris, Willan se redressa lentement, cherchant à voir ce en quoi consistait ce que tenait Thomas, tandis que le serpent, se déroulant, brisait le cercle qu'il avait formé de son corps. L'énorme reptile franchit rapidement la distance le séparant de la sortie, et repassant devant Willan, croisa une seconde fois son regard, accrochant ses yeux avec une violence inouïe. Willan, tétanisé, le laissa passer sans bouger d'un poil, tandis que l'image de son propre visage, projeté à la surface réfléchissante d'une pupille reptilienne s'inscrivait dans sa mémoire à grand coup de marteau pilon. Thomas s'approchait. Et dans ses bras, Willan reconnu Elyo. Bouleversé, le jeune homme voulut bondir vers son frère, mais la présence des chaînes à son poignet l'en empêchait. Il se mit à crier, rendu hystérique.
  • Qu'est-ce que vous lui avez fait?
  • Il va bien. Il dort.
Les yeux humides, terrifié à l'idée que son jumeau soit blessé, Willan se laissa tomber aux pieds de Teufel, tandis que le géant s'accroupissait, déposant le corps inerte d'Elyo. Ce dernier était humide, enduit d'une fine pellicule visqueuse. Les doigts de Willan coururent sur ses mains. Thomas sourit doucement, en se redressant.
  • Ne t’inquiète pas, petit avatar. Elyo se réveillera, quand vous remonterez, d'ici quelques instants. Je voudrais juste m'assurer d'une chose. Je te prie; donne moi ta main.
Willan, sans décrocher son regard du visage endormi de son frère, mais rassuré par le battement régulier de son cœur, et de la présence inerte dans son esprit, de son jumeau, il tendit ses doigts à Thomas. Dès l'instant où il sentit quelque choses de brûlant exploser contre sa paume, il pivota l'articulation de sa paume, cherchant à hurler de protestation, mais déjà, tout avait disparu; laissant place au décor de la ruelle. Elyo était assis contre un mur, se frottant la tempe, l'air sombre. Levant ses mains à la hauteur de son visage, Willan, stupéfait, ne vit aucune trace de friction autour de ses poignets. Les yeux verts d'Elyo rencontrèrent les siens.
  • Tu as une idée de ce qui vient de se passer?
  • Pas du tout.
Elyo se redressa lentement, et chercha des yeux la plaque d'égout. Cette dernière avait disparue, comme une menace silencieuse. Il déglutit lentement, encore assommé par le déroulement des choses qui venaient d'avoir lieu. Il releva lentement son visage vers le ciel. Ce dernier s'était obscurci, et les énormes nuages d'orage s’amoncelaient de manière dangereuse.

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