(…)
La main posée contre le
mur, Elyo refaisait lentement la largeur de la ruelle étroite et
sombre. Derrière lui, Willan inspectait chaque recoin de mur,
cherchant à découvrir si l'homme avait pu se subtiliser dans un
interstice mural. Secouant ses mèches brunes lui arrivant aux
épaules, l’aîné des jumeaux écoutait d'une oreille distraite
les déplacements furtifs de son jumeau derrière lui. Il était
vraiment étonnant la manière dont cet homme avait disparu.
- Tu crois que c'est un magicien?
- Oh, je ne pense pas vraiment que ça existe, marmonna Willan. Ça n'existe pas, en réalité, la magie.
- Ils disent tous cela. Répondit Elyo, ennuyé, en lorgnant les rares passants de la rue bordant la ruelle dans laquelle ils étaient en train d'inspecter. Moi, cette société me fait penser à un livre. Un livre sans dialogue ni illustration. Quel ennui!
Willan ne répondit rien,
reconnaissant parfaitement la rhétorique de Lewis Carroll, mais Elyo
sentait que son frère était d'accord avec lui. Le jeune homme
ramena ses doigts à ses cheveux, pour attacher les longues mèches
brunes, qui, secouées par le vent, le gênait dans sa vision, tandis
que derrière lui, les semelles de Willan chuintaient sur une plaque
d'égout. Elyo avisa avec un regard mauvais le ciel redevenu trop
lumineux, puis se retournant, ouvrit la bouche pour dire quelque
chose à Willan. Les mots se perdirent dans sa bouche, car dans la
ruelle, plus la moindre trace du deuxième métis. Les yeux
écarquillés, raidi dans son mouvement, Elyo resta une seconde en
état de "bug". Puis son corps s'élança en avant.
- Willan?
Dévorant rapidement la
distance pour se rendre à l'endroit où il avait aperçu son jumeau,
quelques secondes auparavant, il bondit vers la plaque d'égout. Il
avait entendu ses chaussures couiner sur le métal. Peut-être ?
supposa t-il, paniqué par la disparition violente de son frère.
S'accroupissant face à la plaque d'égout, il la scruta avec une
sorte de désespoir, comme imaginant qu'elle allait lui offrir
immédiatement une réponse aux questions qui fourmillaient dans sa
tête dans des crissements l'empêchant de réfléchir. Elle le lui
offrit.
Frappée à l'égérie de
la reine Victoria, la plaque d'égout portait des inscriptions
anglaises, et était d'une esthétique totalement déplacée dans
cette époque moderne. Interdit, Elyo laissait défiler devant ses
yeux les images les plus absurdes qui soient: des petites filles
poursuivant des lapins, des chaussures géantes, et des dames bien
habillées danser avec des géants bruns. Il eut un vague malaise, et
touchant du bout des doigts la plaque, s'assura qu'elle était bien
réelle. Un coup de vent vint gifler sa nuque, et se redressant
lentement, il se plaça debout sur la plaque. Aussitôt, celle-ci
bascula. Elyo chuta sans un cri, trop surpris pour y parvenir. Les
yeux grands ouverts, il ne parvint pas à saisir qu'il chutait. Ce
fut quand son dos heurta le sol qu'il réalisa, stupéfait, la
distance séparant le sol et la minuscule tâche de lumière, plus
haut. À cette hauteur, il devait certainement être mort. Peut-être
était-il mort? Il ne savait pas, ne parvenait même plus à
souvenir. Pendant une seconde, il ne souvint plus son nom.
Puis les repères
revinrent lentement. Se mettant debout avec difficulté, l'androgyne
métis jeta un regard autour de lui. Tout cela semblait si réel...
Mordant ses joues avec férocité, Elyo songea que jamais le dilemme
n'avait été plus cruel: devait-il croire qu'il était dans une
illusion ou faire semblant qu'il était dans la réalité? Qu'est-ce
qui était vrai? Plaquant ses doigts contre une surface verticale, il
découvrit lentement une paroi rocheuse, et humide. Il était dans ce
qui ressemblait à un boyau souterrain, plongé dans les ténèbres.
Depuis tout petit, Elyo n'avait jamais vraiment supporté la forte
luminosité, aussi aimait-il passer son temps libre dans une certaine
pénombre. Mais les ténèbres de ce lieu là étaient... humides,
étouffantes... comme une gigantesque écharpe mouillée, menaçant
lentement de se resserrer, dans une progression irrévocable. Le
jeune homme se sentait paniqué.
- Willan? Tu es là?
Il n'attendait aucune
réponse, terrassé par ce qui devenait un peu plus vrai à chaque
secondes. Il ignorait comment, mais il était bien sous terre.
Peut-être dans les égouts? Cependant, aucune odeur suspecte n'était
détectée, et il n'entendait pas le moindre cours d'eau près de
lui. Cela semblait juste... froid, vide, et silencieux. Comme à
l'intérieur d'une tombe, ne put s'empêcher de penser le brun en
balayant des yeux un paysage aveugle. Il eut soudain une
illumination. Plongeant ses doigts dans sa poche arrière, il sorti
son MP4, dont il braqua le faisceau devant lui. Mal lui en pris. La
silhouette d'un énorme chien, couché à quelques mètres devant lui
frissonnait. Ses pattes avant reposées l'une sur l'autre, le chien
semblait se réveiller d'une lourde torpeur, ses paupières très
lourde, un ronflement grondant en dehors de sa gorge. Un faible
gémissement s'échappa des lèvres d'Elyo et il recula doucement,
commençant à se laisser immerger par le désespoir. Tout ceci était
peut-être trop réel, bien que"hors-banalité", pour lui
plaire. Le chien, en effet, était tricéphale, et aucune de ses
trois têtes n'avaient l'air avenante. Elyo ne chercha pas à savoir
si le dogue était affectif, et sans demander son reste, se servant
de la lumière de son MP4, s'enfuit en courant.
(...)
Willan ouvrit lentement
les yeux. Il craignait que la douleur de ses poignets ne l'irradie
s'il ouvrait trop précipitamment ses paupières. On l'avait
enchaîné, à l'aide de menottes grossières et rouillée, qui
frictionnait sa peau de manière très désagréable. Son poignet
droit était douloureux, et il ne sentait plus le gauche. Depuis
combien de temps était-il enchaîné ainsi? Il ne parvenait pas à
calculer clairement le temps écoulé entre sa chute dans le trou, et
lorsqu'il avait ouvert les yeux. Il n'était sûr que d'une chose, et
elle était déplaisante: Elyo n'était pas près de lui. Lâchant un
sifflement rageur, le jeune métis observa autour de lui. Il était
assis dans un lieu semblable à une alvéole de pierre; intensément
éclairée par un feu à l'éclat exagéré. Plissant les yeux,
Willan observa l'unique présence de la pièce, assise dans un
fauteuil, à une centaine de mètres de lui. Il percevait nettement
le visage, au vu de la lumière de la pièce: son kidnappeur était
ce même homme qu'Elyo lui avait suggéré de suivre. Quelle erreur,
songea Willan, concentré sur l'homme.
Ce dernier était assis
dans un fauteuil, à l'image d'un roi se prélassant dans un trône.
Ses yeux sombres étaient vrillés sur le visage de Willan, mais seul
un calme impassible recouvrait ses traits. Une dualité de regard
s'imposa rapidement, mais l'homme, au bout de quelques minutes, brisa
le face-à-face silencieux, et en se redressa, annonça d'une voix
grave, aux ondulations profondes.
- Willan Spirtyan, n'est-ce pas?
- ...Effectivement.
L'homme eut un air
satisfait, et à pas lent et mesurés, franchit la distance les
séparant, laissant ainsi le loisir au jeune homme de découvrir à
quel point il était grand. Mais il n'avait pas ce charisme de
requin; son absence de muscles et de poids laissant comme une étrange
frustration dans l'admiration de son observation. Il se planta devant
Willan, se laissant dévisager de pied en cap.
- Je m'appelle Thomas Teufel, murmura t-il alors.La voix du géant plut immédiatement à Willan. Il s'agissait d'une voix raffinée, cultivée.
- Enchanté, murmura Willan d'une voix qu'il espéra neutre, de manière à ne pas trahir les sentiments qui couvaient dans son esprit.
Le métis frissonnait,
intimidé par le regard paradoxal du géant anorexique. Un mélange
équitable de douceur et d'intelligence brillait au fond des
prunelles sombres, miroitant un regard effrayant et perçant.
L'androgyne, du mieux qu'il put, affronta les yeux sombres en
opposant son regard d'un vert scintillant. Le géant détourna
brièvement les yeux.
- Je vais me charger de faire venir ici Elyo.
- S'il vous plaît ! Dites-moi ce qu'il se passe, je vous en prie. Où...
- Te crois-tu fou? Demanda doucement le géant, mais toujours sans affronter les yeux verts.
- Je..., déstabilisé, le jeune homme bégaya. Non, je ne le suis pas.
- Alors peut-être que tu te trompes simplement, répondit bassement l'homme, en se rendant près de son trône, d'un air las.
Les paupières de Willan
esquissèrent une courbe surprise, quand un bruit au fond de la salle
riva les prunelles vertes de l'androgyne vers la source du bruit. Se
découpant du mur, un trou apparaissait lentement, comme une fonte de
la pierre. L'orifice s'ouvrit lentement, dans une implosion
progressive, tandis que la lumière pénétrait en son centre, pour
en éclairer la causalité. Les intestins de Willan se
cristallisèrent dans une vague de froid quand il vit apparaître,
sous ses yeux, la gueule triangulaire d'un énorme serpent. Ondulant,
pénétrant par le trou du mur, il glissa à l'intérieur de la
pièce, venant jusqu'en son centre. La bouche entrouverte dans une
inspiration bloquée dans sa poitrine, Willan le regarda passer,
croisant le regard d'une énorme pupille fendue. Il vit son propre
reflet, déformé par la membrane visqueuse de l'opalin, tandis que
le serpent passait devant lui dans un zigzag impressionnant de ses
muscles. Le serpent géant alla se placer autour du trône,
encerclant Thomas par la barrière de son corps écaillé, et se
redressant totalement, ouvrit sa gueule au dessus de l'homme.
Tétanisé, Willan regarda les énormes crochets scintiller au dessus
de la tête brune de Teufel. Willan ne parvenait pas à fermer les
yeux, captivé, persuadé que le serpent allait dévorer l'homme. Il
n'en fit rien: quelque chose tomba de sa gueule: Thomas le récupéra
entre ses bras. De plus en plus surpris, Willan se redressa
lentement, cherchant à voir ce en quoi consistait ce que tenait
Thomas, tandis que le serpent, se déroulant, brisait le cercle qu'il
avait formé de son corps. L'énorme reptile franchit rapidement la
distance le séparant de la sortie, et repassant devant Willan,
croisa une seconde fois son regard, accrochant ses yeux avec une
violence inouïe. Willan, tétanisé, le laissa passer sans bouger
d'un poil, tandis que l'image de son propre visage, projeté à la
surface réfléchissante d'une pupille reptilienne s'inscrivait dans
sa mémoire à grand coup de marteau pilon. Thomas s'approchait. Et
dans ses bras, Willan reconnu Elyo. Bouleversé, le jeune homme
voulut bondir vers son frère, mais la présence des chaînes à son
poignet l'en empêchait. Il se mit à crier, rendu hystérique.
- Qu'est-ce que vous lui avez fait?
- Il va bien. Il dort.
Les yeux humides,
terrifié à l'idée que son jumeau soit blessé, Willan se laissa
tomber aux pieds de Teufel, tandis que le géant s'accroupissait,
déposant le corps inerte d'Elyo. Ce dernier était humide, enduit
d'une fine pellicule visqueuse. Les doigts de Willan coururent sur
ses mains. Thomas sourit doucement, en se redressant.
- Ne t’inquiète pas, petit avatar. Elyo se réveillera, quand vous remonterez, d'ici quelques instants. Je voudrais juste m'assurer d'une chose. Je te prie; donne moi ta main.
Willan, sans décrocher
son regard du visage endormi de son frère, mais rassuré par le
battement régulier de son cœur, et de la présence inerte dans son
esprit, de son jumeau, il tendit ses doigts à Thomas. Dès l'instant
où il sentit quelque choses de brûlant exploser contre sa paume, il
pivota l'articulation de sa paume, cherchant à hurler de
protestation, mais déjà, tout avait disparu; laissant place au
décor de la ruelle. Elyo était assis contre un mur, se frottant la
tempe, l'air sombre. Levant ses mains à la hauteur de son visage,
Willan, stupéfait, ne vit aucune trace de friction autour de ses
poignets. Les yeux verts d'Elyo rencontrèrent les siens.
- Tu as une idée de ce qui vient de se passer?
- Pas du tout.
Elyo se redressa
lentement, et chercha des yeux la plaque d'égout. Cette dernière
avait disparue, comme une menace silencieuse. Il déglutit lentement,
encore assommé par le déroulement des choses qui venaient d'avoir
lieu. Il releva lentement son visage vers le ciel. Ce dernier s'était
obscurci, et les énormes nuages d'orage s’amoncelaient de manière
dangereuse.
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