lundi 4 février 2013

4. Serpents, bibliothèque, et vol de livre...


Le lendemain, allongé entre ses draps, à attendre que le réveil sonne, Elyo repassait en boucle les événements de la veille. Comment il était tombé dans ce trou profond, comment il s'était écrasé au sol sans mourir, comment il s'était retrouvé nez-à-nez avec le chien tricéphale endormi, et comment en fuyant, il s'était fait happer par un énorme serpent fondant sur lui. Dans la gorge étouffante, il avait cherché à lutter, mais un gaz anesthésiant lui avait fait vaincre toute capacité de pugnacité, et comment il s'était réveillé près de Willan qui lui avait expliqué son bref séjour sous-terre. Il savait maintenant que Thomas Teufel existait bien, et n'était pas qu'un nom prononcé dans une demi-torpeur. Mais le doute persistait, appuyant comme un index sur son esprit fatigué; est-ce que tout avait été réel?
Une vive brûlure, comme une piqûre de moustique, l'interrompit dans ses réflexions. Il porta ses doigts à son sternum, et écartant lentement le col de son haut de nuit, regarda sa poitrine. Tout soupçon s'effaça, quant à un possible rêve, car sur son sternum s'étalait un tatouage de serpent. Dessiné de manière tribale, le reptile abordait un corps long et ondoyant. Dans un sursaut, le métis s'assit, tirant de ses doigts sur le vêtement pour mieux observer. Le serpent imprimé sur sa peau bougeait: clignant ses doubles paupières, son cou ondulait sur la peau d'Elyo. Ce dernier, gêné dans sa visibilité, ôta avec précipitation son haut, et plaquant ses doigts sur le serpent, eut l'étrange impression de ne plus reconnaître sa peau. Au contact des doigts, le serpent quitta la position du sternum pour glisser sur les doigts, et remontant les phalanges, vint s'enrouler autour du poignet. Le cœur battant à folle allure, le jeune métis caressa doucement la peau de son articulation. Encore une fois, le serpent changea de position. Elyo, fasciné, le fit lentement courir le long de son corps, puis finalement, le laissa s'immobiliser autour de son triceps. Le serpent s'y enroula, puis clignant des yeux, sembla s'endormir. Lestement, Elyo rejeta ses draps, et bondit vers le lit de Willan.
  • Will! Will, réveille-toi, maintenant! Je veux te montrer un truc.

(...)

A table, pour le déjeuner, Elyo et Willan dévoraient avec appétit leurs assiettes. Anna, leur mère adoptive, française, faisait la navette entre le plan de travail et la table. Les vacances d'été avaient débuté un mois plus tôt, et les jumeaux avaient fêtés leurs quinze ans dans la première semaine d'août. Adoptés à leurs cinq ans par Anna Petrovski-Durial, jeune femme d'une trentaine d'année, ils avaient grandis en France, sans aucuns souvenirs de leur pays natal, l'Inde. Anna les avaient recueillis dans un orphelinat pauvre, au Ladakh. Ils vivaient tous les trois ensembles depuis maintenant dix ans. Ils étaient une famille heureuse et sans histoires. Les jumeaux savaient tout de leur passé, et n'éprouvaient rien au fait qu'on les ait abandonnés un jour dans cet orphelinat. Ils considéraient tous deux Anna comme leur maman, et l'adoraient purement. C'était une jolie jeune femme, brune, légèrement excentrique, de style hippie. Elle portait toujours des rubans dans ses cheveux bruns et emmêlés, et d'énormes lunettes vertes encadraient ses yeux noisette. Pratiquante d'arts martiaux, et détentrice d'un doctorat en sciences de l'éducation, elle savait se montrer particulièrement exigeante sur les études. Willan n'avait pas de problèmes particuliers de ce côté là, mais l'école n'était pas le fort d'Elyo, qui préférait lire et écrire plus que calculé. Passionné par l'écriture, Elyo avait comme projet d'écrire un livre et de se faire éditer. La vague "Harry Potter" lui avait fait découvrir, comme de nombreux autres jeunes la passion de la littérature, et il partageait avec son frère l'envie d'avoir leur propre univers d'encre et de papier.
Posant les assiettes devant Elyo, Anna interrogea son fils du regard, dévisageant son visage d'ange métis, et ses yeux verts captivants. Elyo releva les yeux sur elle, esquissant un sourire timide.
  • Vous comptez sortir, aujourd'hui? Demanda Anna.
  • On aimerait bien aller à la bibliothèque, après le repas.
  • Vous n'oubliez pas de prendre vos portables, alors, répondit la jeune femme en s'asseyant à son tour pour manger.
Les jumeaux acquiescèrent et Elyo s'attaqua à sa tranche de bacon, tandis que Willan se levait pour aller chercher l'eau.

(...)

Assis sur les sièges en plastiques du tram, les jumeaux ne se regardaient pas et ne parlaient pas, captivés par leurs pensées, l'un l'autre. Le bras posé sur le rebord d'une des fenêtres, Elyo regardait défiler le paysage, perdu dans la contemplation de ses propres souvenirs. Il se souvenait le jour où des garçons s'étaient moqués de lui, quand, après une séance de foot calamiteuse, il avait été humilié par ses homologues masculins, membres de son équipe.
  • Regardez-le? Il ne ressemble même pas à un mec.
  • T'es une fille!
  • Haha, tu nous montre ta zigounette?
Un quart d'heure de supplice s'en était suivi. Il avait cherché à ignorer les quolibets vengeurs de son équipe, qui excité par leur propre défaite lors du match, s'acharnait sur lui avec cruauté, le rendant responsable. Des garçons avaient retournés son sac, et lorsqu'il avait commencé à se déshabiller, on l'avait sifflé, sournoisement.
  • Oh, Elyo, montre! J'suis sûr qu'il a des nichons!
  • C'est un pédé.
Le garçon, le plus audacieux de tous, avait jeté un silence morbide dans les vestiaires, taisant les rires et les sarcasmes. A douze ans, tous les garçons connaissaient la différence entre la virilité et la féminité. La cruauté s'était propagée, explosant à partir de l'insulte.
  • Pédé, pédé!
  • Elyo est un pédé! Petit pédé!
En larmes, le garçon était sorti des vestiaires, la joue griffée par une claque violente d'un des garçons. Il avait toujours détesté son corps. Mais à partir de ce moment là, tandis que les garçons s'amusaient à se déchaîner sur lui durant l'école, Elyo se rebella en exhibant son corps. Adoptant un style vestimentaire mettant en valeur la souplesse de sa physionomie, et abordant des effets de plus en plus visibles, loin des simples "jeans/T-shirt" de la cour de récré, il avait fait son entrée au collège en commençant à se laisser pousser les cheveux. Les garçons se taisaient désormais, et gênés, n'osaient plus le regarder, tandis que les filles riaient, déconcertées. Le malaise provoqué par l'attitude androgyne d'Elyo avait aussi poussé Willan à imiter son frère: mais loin de témoigner de son physique, il avait préféré souligner son style de manière plus calme, plus personnelle; simplement avoir son style, c'est ce qu'il voulait. Hip-hop, rap; il revêtît des baggys et des sarouels, des sweat-shirts à manches amples, et des capuches larges. Les jumeaux Spirtyans devinrent dans le collège une icône des sixièmes, se faisant connaître même parmi les plus vieux.
(...)

Avant qu'on ne les adopte en Inde, Elyo et Willan portaient respectivement les noms d'Akash et de Chintamani. Anna les avaient fait nationaliser « Elyo » et « Willan », afin de mieux les intégrer à la société européenne. Entre eux, les jumeaux avaient cessés de se nommer avec leurs noms originels à partir de sept ans, adoptant les prénoms "Elyo Willan", dès qu'ils surent parfaitement maîtriser la langue française, bien qu'ils connaissent parfois des complications lorsque les autres s'acharnaient à écrire « Elio » avec un « i » et « William » plutôt que « Willan ». Les garçons, aujourd'hui âgés de quinze ans, hésitaient parfois, même dans l'intimité de leur duo, à parler à voix haute de leurs prénoms natals respectifs. Ils n'avaient pas envie de souffrir à cause de l'abandon de leurs parents biologiques, préférant se concentrer sur le bonheur d'avoir leur mère.
Étudiant autour de lui, Elyo se rendit compte que le tram avait légèrement ralenti, et qu'ils s'approchaient de la station finale; ils se rendaient à la médiathèque, afin de faire des recherches sur les serpents, puisque tous les deux particulièrement intrigués par le phénomène paranormal qu'était le tatouage mouvant de serpent, apparu depuis ce matin sur leurs peaux. La voix électronique indiqua, au dessus de leur tête, le nom de la station, et dans un léger sursaut, le tram s'immobilisa. Les jumeaux se levèrent, et Elyo, avisant une seconde ses chaussures, remarqua une fois de plus qu'il n'avait pas fait ses lacets au dessus des chevilles. Ce détail insignifiant l'arracha de l'amertume de ses souvenirs à propos de son adoption, et il sortit du tram, suivant Willan qui trottait l'air de rien. Ce dernier s'immobilisa, et une fois que le tram fut parti, traversa rapidement la voie, avant de se retourner vers Elyo.
  • Tu le sens bouger, toi?
  • Autour du coude, oui, répondit Elyo d'un ton neutre.
Il ne payait pas de mine, mais à l'idée qu'un dessin tribal puisse courir sur sa peau le remplissait à la fois de terreur et de fascination. Le sentiment dantesque s'était inscrit en lui en même temps que le serpent avait été imprimé sur son derme.

(...)

Marchant dans les étroits rayons, Willan distançait progressivement Elyo qui s'était arrêté à partir de le rayon catholicisme. Lui avait décidé de fonder ses suspicions à partir de tout ce qui était relatif à l'Inde. Ils s'étaient tous les deux aventurés dans la section religion, et il souhaitait s'intéresser aux mythologies orientales. Il laissa glisser son regard verts sur quelques ouvrages traitant des divinités et sacres japonais, cherchant des yeux ce qui avait le moindre rapport avec l'hindouisme. S'arrêtant devant un livre qui portait le titre "Ananta", il l'étudia une seconde, et le tira hors de l'étagère, veillant à ne pas faire tomber d'autres livres. Le retournant entre ses doigts, le jeune homme l'étudia avec une surprise appuyée: le livre ne présentait aucune protection plastifiée, avait un de ces aspects miteux de vieux grimoires, était sec et rigide, et dégageait une odeur de parchemin. Sur sa première de couverture, il ne comportait aucun titre, seulement un huit couché. Pour être friand de lecture, et doué en culture générale, le métis savait qu'il s'agissait du symbole de l'infini, aussi nommé "Ouroboros", qui en grec signifiait "celui qui se mord la queue". De son doigt, Willan suivit la trajectoire incessante de l'entrelacs, puis s'arrêta sur la dorure fine et ciselée. Pourquoi ce livre arborait-il un aspect aussi marginal, au milieu de tous ces livres empaquetés et "codes-barrés"? Fronçant le nez dans une moue septique, le métis chercha une seconde Elyo du regard, puis ouvrit le livre. Les pages, étrangement glacées, étaient toutes vierges. La surface poreuse crissa sous le contact de sa paume, et d'un claquement, il referma le livre. Ce dernier l'attirait. Il ne saurait l'expliquer, mais il sentait que s'il reposait ce livre, il se sentirait extrêmement frustré, voire bouleversé. Il fallait qu'il le garde, et pour cela, Willan n'envisageait que le vol.

Elyo s’était assis à une table, lisant rapidement les textes imprimés en caractères ronds d'un livre qu'il avait déniché entre deux, quelques rayons plus loin. Ce livre ne lui serait d'aucune utilité: il ne parlait que des représentations de serpent au Moyen-âge, relatant surtout comment cet animal symbolisait le mal et la ruse de Satan. Étouffant un vague soupir, le jeune homme sentit soudain une main se poser sur son épaule; il se retourna, s'attendant à voir Willan, mais il s'agissait en fait de Sébastien, un grand dadais solitaire, peu sociable, souvent sujet à la risée des autres. Il arborait un sourire timide.
  • Salut Elyo, minauda faiblement le garçon, comme terrifié par son audace d'avoir salué le métis.
  • Oh, salut Seb'. Tu passes de bonnes vacances?
Elyo était surpris de voir que le garçon ait osé lui adressé la parole. En étant sincère, lui même n'avait jamais été particulièrement sympathique avec cet adolescent grand et mince, solitaire et incapable de s'intégrer aux autres. Il l'avait même souvent insulté, furieux de son incapacité à travailler en équipe; alors que lui-même, Elyo était très mal placé pour ce genre de chose. Un sentiment de culpabilité le pris, et il baissa les yeux, tandis que Sébastien louchait vaguement sur le livre posé devant Elyo.
  • Oh, oui, j'ai passé de bonnes vacances.
  • Assieds toi, t'inquiètes, marmonna Elyo, en se décalant pour laisser le garçon s'installer.
Ce dernier regarda une seconde la chaise offerte, puis s'assit sur son rebord, en dévisageant Elyo. Il portait sur ses genoux un sac à l'aspect scolaire, dont Elyo étudia une seconde les coutures, avant de relever ses yeux sur Sébastien.
  • Tu voulais...?
  • ...oh. Heu... en fait... je voulais savoir si tu as regardé les infos ces... enfin... aujourd'hui.
  • Non..., non, je ne crois pas. Non, c'est même sûr, en fait, assura Elyo, d'un ton neutre. Pourquoi?
  • Oh, bon, alors tu veux bien regarder cela, s'il te plaît?
Sébastien ouvrit son sac, et en sortir un Ipad, -ce qui étonna Elyo, qui d'une certaine manière, n'avait jamais pu s'empêcher d'imaginer Sébastien, en geek, accroché à ses vieux ordinateurs à unité centrale de trois cent kilos; le voir sortir un Ipad consistait en soit à un bouleversement de l'image qu'il se faisait donc de son homologue-, qu'il hésita une seconde à poser devant Elyo, mais ce dernier écarta le bouquin sur le Moyen-âge, afin de le lui laisser le champ libre. Le garçon efflanqué posa la tablette tactile sur la table, et activa une vidéo qu'il avait préalablement installée en grand écran. Aussitôt, un journaliste s'anima, et déclara d'une voix frémissante.
« Cela s'est passé aujourd'hui, aux environs de midi. Déjouant le système de sécurité le plus sophistiqué de tout l'Angleterre, un garçon de quatorze ans, du nom de Gaël Mindsedge, est parvenu aux toits du Buckingham Palace, d'où il s'est jeté, dans une tentative de suicide inexpliquée. Le jeune homme s'en est miraculeusement sorti avec quelques os fracturés et d'autres contusions plus ou moins sévères. Il a été dirigé vers un centre d'urgence, où il est examiné en ce moment même. La famille royale a indiqué "n'être au courant de rien, et ne pas connaître ce garçon", qui s'avère être le fils unique d'une famille aisée de Londres. Le garçon sera suivi psychologiquement dès sa sortie d'hôpital, afin de comprendre les raisons qu’ils l’ont poussés à ce geste extrême.»
La vidéo s'acheva, laissant un Elyo de glace. Paralysé sur sa chaise, le garçon fixait la vidéo, cherchant à comprendre comment et pourquoi ce garçon avait cherché à se suicider. Mais les deux faits les plus spectaculaires de cette information étaient certainement la capacité du jeune à être parvenu à monter sur le toit du Buckingham Palace sans être intercepté, et surtout d'avoir survécu à son saut. Quelle étrange manière de se donner la mort, songea Elyo, encore choqué. Il tourna ses yeux vers Sébastien, qui rangeait son Ipad dans son sac.
  • C'est... hyper louche, comme affaire, dit Elyo, déstabilisé.
  • Oui... Bon, je vais te laisser. C'est... c'est ce que je voulais te montrer.
Sébastien se leva, et esquissa un mouvement pour s'éloigner, mais Elyo l'interpella, le faisant s'immobiliser. Elyo crispa une seconde ses poings, puis Sébastien se tourna vers lui, une expression légèrement effrayée sur le visage. Le métis sourit, un peu gêné par l'idée qu'il puisse être un "prédateur" pour son homologue. Quoique.
  • T'es un mec cool, Seb. Ne te fais pas marcher sur les pieds.
Sébastien resta une seconde en suspens, puis releva ses lunettes sur son nez et se détourna, sans mot dire, le visage empourpré. Elyo retint un rire un peu gêné, puis se levant à son tour, chercha la silhouette de son jumeau, en travers des rayons. Les secondes s'écoulèrent, et intrigués, Elyo se vit obligé de descendre l'étage, ne le trouvant nulle part. Arrivé au réez-de chaussé, le jeune métis eut juste le temps de voir Willan s'engouffrer dans les toilettes. Surpris, son jumeau s'y rendit, étonné par l'attitude de son frère.

(…)

    « Comment veux-tu voler un livre?
  • Je ne sais pas. Dans ton sac.
  • Il a un code barre ou quelque chose comme ça?
  • Non. Sa couverture est en cuir... Je te dis qu'on peut le mettre dans ton sac! »
Murmurant, enfermés dans les toilettes de la médiathèque les jumeaux regardaient le livre qu'ils se passaient communément, comme s'ils observaient une pièce à conviction, ou une arme sur le point d'exploser. Elyo comprenait parfaitement le désir de Willan: il ressentait ce même besoin de posséder ce livre noir et miteux, dont les pages semblaient réclamer qu'on viole leur néant par la lacération de mots aux angles pointus. Une seconde, la nécessité d'écrire, avec ou sans sens particulier sur cette surface blanche fit crisper les phalanges d'Elyo dans un mouvement spasmodique. Il se ressaisit, le premier surpris par ce qu'exerçait sur lui le livre. Depuis hier, les phénomènes étranges se répétaient, sans réels liens entre eux. D'abord, un homme nommé Teufel, puis des serpents sur la peau, et maintenant un livre les hypnotisant tout les deux. Les jumeaux se regardèrent, puis soudain, sans un mot, sortirent des toilettes, glissant le livre dans le sac, qu'Elyo jeta sur ses épaules.

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